Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

01/04/2016

PAULINE, ça commence à bien faire

 

Elle s'appelait Colette. Elle avait choisi de changer son prénom de baptème après le premier baiser d'amour reçu à dix-huit ans et qui l'avait tourneboulée à jamais. Il se prénommait Paulin, elle n'avait pas pu l'oublier, alors le prénom….

Pauline est maintenant une vieille dame indigne de quatre-vingt sept ans et ressemble vraiment physiquement à Sylvie, l'actrice dans le rôle de Madame Bertini du film de René Allio qu'elle avait vu à sa sortie, s'était reconnue et avait dit oui c'est tout à fait moi. Depuis la mort de Georges, son mari, elle vivait seule dans la petite maison achetée près de la rivière où il aimait pêcher, elle ne voyait plus personne à part un couple de jeunes voisins qui eux non plus ne voyaient plus grand monde ; ils avaient sympathisé et la considéraient comme leur grand-mère alors qu'ils n'en avaient aucune et elle pas d'enfants ni de famille. Dans la maison Pauline vaquait aux ocuppations ménagères et le reste du temps radio le matin télé l'après-midi coucher tous les soirs après le journal de 20 heures parce qu'après y avait plus rien pour elle et que ça commence à bien faire.

Elle aimait la radio, toujours la même depuis tant d'années, Radio-Luxembourg ; elle appréciait la télé, toujours la même TF1 parce que c'était automatique quand on allumait le poste dans la cuisine qui faisait office de pièce de séjour. Elle avait prit l'habitude de parler souvent toute seule pour meubler le silence et commenter abondamment et ironiquement soit les réclames, soit les propos des présentateurs, chanteurs, vedettes, surtout ceux de dans le temps, avant les yéyés et leur musique de maigres, mais peu les politicards. Une légère perte auditive l'obligeait à se rapprocher du poste devant lequel Pauline pouvait rester des heures en tricotant pour le pétiot à venir chez ses gentils voisins. Jean-Paul lui reprochait souvent Madame Pauline pourquoi répétez vous tout le temps "ça commence à bien faire"… ah ben vous savez je ne m'en rends pas compte à mon âge et puis de toutes façons je vais vous dire ça commence à bien faire voilà. Elle comprenait rien à tous ces débats à la radio, à tous ces commentaires. Elle aimait bien Jacques Pradel qu'elle perdait pas de vue bien que la sienne baissait, n'entravait que couic à Alain du quelque chose qu'elle trouvait si énervé et énervant et ça commence à bien faire, elle dégustait Jean-Pierre Pernaud même s'il annonçait parfois de mauvaises nouvelles entre deux fabrications de fromages de chèvre alors là ça commence à bien faire ou les émissions de Nicolas Mulot, celles avec des animaux avec Boudegrain du bourg, regrettait les feux de l'amour surtout ceux de Dallas oh l'air couillon du gars avec son chapeau de cobaye et se perdait quelquefois avec l'inspecteur neuneu Derrick en changeant de chaîne même que ça commençait à bien faire avec tous ces cadavres tout partout. Pauline se demandant pourquoi on avait supprimé Fernand Raynaud avec son 22 à Asnières, Raymond Souplex et Jeanne Sourza, les cinq dernières minutes, Marcel Amont, Daniel Guichard et Isabelle Aubret parce qu'avec Sheila ça commence à bien faire. Pas du tout intéressée par la politique, Georges lui avait dit tous à mettre dans le même panier de cranes après son adhésion et sa démission du parti communisse, Pauline zappatait aussitôt, elle écoutait pourtant les déclarations du Président de la République par patriotisse et habitude à part ceux d'un grand hobereau prétentiard avec un nom à rallonge parce que là ça commençait à bien faire avec le camion de lait rue de Clichy et les bonsoir Badame au reboir, elle avait pleuré à la mort de la princesse la Ladydi qu'elle trouvait si gentille et tout ça à cause des papas rassis et leurs photos de la bagnole dans le tunnel ça commence à bien faire et les chapeaux de la Couine aussi mais toutes les fleurs à l'enterrement ça lui plaisait.

Maintenant elle bouge de moins en moins à cause des douleurs, alors Nadine la femme de Jean-Louis vient lui apporter de la soupe deux fois par semaine avec le pétiot qu'a maintenant onze ans, ellles causent un brin de tout et de rien et ça commence à bien faire n'est-ce pas. Pauline regrettait le temps des vrais films à la télé, ceux avec Bourvil et le petit qui bougeait tout le temps vous savez le Louis de quèquechose un peu corniaud ou Arsène Lupin et Robert Lamoureux avec son histoire de canard, maintenant il y avait toujours de la violence quotidiennement avec le gros Maigret, les inspecteurs Barnabête et Navarin, surtout ces feuilletontons américains qu'elle ne voulait plus regarder ou bien alors ces comiques pas drôles qui la faisaient pas rire en tapant sur les p'tits vieux ou les handicapés que ça commençait à bien faire avant que ça leur retombe sur la cafetière sans attendre et voilà.

Un soir, elle avait invité les gentils voisins à partager le repas du soir, on regardait la télé en mangeant quand on a vu et entendu un p'tit gars agité des épaules de partout dire comme ça tout d'un coup, l'environnement ça commence à bien faire, alors on a ri mais qu'est-ce qu'on a ri quand Jean-Louis a rajouté on dirait qu'il vous a entendu le monsieur ou bien qu'il copie sur vous, Madame Pauline.

Cette nuit, dans l'ambulance qui l'emmène à l'hôpital, Pauline dit dans un souffle pour la dernière fois à l'infirmier qui lui tient la main "cette fois je crois que ça commence à bien faire".

 

13:46 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)

25/03/2016

L’AFFRONT HIER

 

Elle avait toujours voulu connaître la signification exacte des mots, aussi lorsque celui-ci se présenta subitement hier elle plongea aussitôt dans le dictionnaire de l’année. Tocard. Bon, vu. Son visage s’était subitement empourpré car elle ne s’était pas imaginé que cela puisse être considéré comme une injure. Après consultation des synonymes et un petit frisson imprévu accompagné d’une chatouille sur le nez, Muriel choisit tartignolle, ringard et vilain en se demandant pourquoi et surtout à quelle occasion elle avait rencontré ce mot là. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait un trou de mémoire, une absence de repères, Jérôme, inquiet, lui en avait fait la remarque, c’est grave docteur ?, avait-elle ironisé avec son petit rictus si caractéristique mais qu’il trouvait adorable. J’ai tendance aujourd’hui à considérer cet adjectif comme un affront, renchérit-elle, un affront pour celui ou celle à qui il était destiné et à moi qui ne peut me souvenir à quelle occasion. Tocard, tocard toi-même. Etait-ce destiné à Jérôme quand il n’a pas freiné à temps devant la vieille dame sur le passage piétons, il s’en est fallu d’un cheveu, tocard ; à moi destiné  quand je m’y suis reprise à trois fois pour réaliser un piteux créneau avec cette putain de bagnole et sa direction mal assistée, tocard, au jeune homme à l’air efféminé qui se pavanait face à une jeune mal voyante un peu paumée qui lui demandait son chemin, tocard, à cette grosse dame devant moi au cinéma qui glousse à la moindre réplique du dialogue de ce film à la con, tocard de grosse mémé, au mec à l’air suffisant et méprisant sur un blog qui éreinte ceux qui ne sont pas de son avis, tocard, au boucher d’en face qui affiche « véritable mouton de pré-salé du Mans » dans sa vitrine, à cette poupée bimbo qui se croit maligne d’aguicher les p’tits vieux qui ne bandent plus ailleurs que dans leurs cerveaux rabougris, tocard et tocards, à celui qui joue au chef pour se donner l’importance qu’il n’a pas, tocard, à cet acteur réputé qui en fait des tonnes pour conserver son aura, tocard, aux ministres intègres désintégrés à côté de la plaque qui parlent fort pour ne rien dire tout bas, tocards, à tous ceux et celles qui pètent plus haut que leurs culs, véritable affront hier qui donne envie aujourd’hui de fermer les frontières du ciboulot pour éradiquer la connerie ambiante, tocards.

 

14:24 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

18/03/2016

LA COURSE

 

 

Il se réveilla en sursaut vers cinq heures à côté de Muriel furieuse, il était trempé de sueur, il avait

couru toute la nuit, à fond la caisse. Ce n'était pas la première fois mais le trajet, inconnu

jusque-là, n'avait jamais été aussi long, et éprouvant, un véritable calvaire. Il s'était perdu

plusieurs fois et cela l'avait troublé, il avait senti comme un piège inhabituel, un mauvais sort.

Heureusement, il y avait eu les rencontres, habituelles ou fortuites, comme celle avec Rita

Hayworth et son mambo endiablé, le petit lapin bleu qui lui mordille toujours les chevilles au

même endroit, le sourire de Gandhi à la croisée d'un chemin, la main tendue du petit réfugié

moldave, le regard éperdu de la contractuelle puis l'apéro après l'opéra... mais aussi les frayeurs,

la perte brutale de la trace, le grondement du tsunami, le train fou qui ne s'arrête pas dans la

nuit, le mouton égorgé agonisant dans le fossé, une femme sanglotant dans une barque sur une

rivière sans eau, au-delà de cette limite ce ticket n'est plus valable, vous êtes prié de ne pas

retourner votre ombrelle tout de suite, l'amour est dans le pré-texte, le train déraillera comme

prévu à 16 heures 48, le chat de la voisine ne miaule plus à l'endroit, en voiture Simone c'est moi

qui conduit c'est toi qui klaksonnes, l'arrière-train de la bergère sifflera plus de trois fois, la

gabardine de John Garfield est trempée d'un côté seulement, monsieur est un nodocéphale

c'est-à-dire une belle tête de nœud, ya du whisky dans la boite à gants t'as qu'à taper dedans, les

canards ne sont plus si sauvages, c'est comment qu'on freine, l'arbre à sabots a ça de beau,

mademoiselle ya votre combinaison qui dépasse, il pleut il ne mouille pas mais la grenouille se

sèche au soleil, Groucho a perdu ses lunettes mais retrouvé sa moustache, quatre renardeaux

batifolent dans un jardin anglais, et j'entends siffler le train, les Femen perturbe la Marine et le

vieux grigou s'étale, Al Pacino ne fait pas son âge d'ailleurs il ne fait rien du tout, et je m'essouffle

de plus en plus, je ralentis la course, et merde je me pète un lacet, j'ai un début de crampe que je

ne sais pas comment tirer, je commence à haleter hahaleter hahaha, tiens j'ai faim d'un coup d'un

seul coup et je n'ai plus rien à boire, aïe mes pieds qui gonflent j'ai bien du mal à les lever, ouille,

ils pèsent de plus en plus lourd, surtout le gauche qui m'a toujours posé des problèmes après

l'avoir pris dans le tapis tandis que l'autre se mettait seul dans le plat, si seulement je pouvais

faire une pause, trouver un endroit pour une halte là, je ne sais pas ce qui me pousse-pousse

comme si j'avais le diable à mes trousses ou le feu au derrière, ya pas le feu au lac pourtant, je

n'ai pas de but à atteindre ni rien à attendre, je me démène et me malmène de plus en plus, je

commence à m'emberlificote, je m'embringue dans le mauvais sens unique sans espoir de retour

et de retournement, je m'éparpille, m'émiette, j'empiète, je sens qu'il faudrait que je m'accroche

à, que je me dégote un bout de quelque chose, il le faudrait, il le faut maintenant, vite voilà voilà

je l'ai enfin, je le tiens, j'empoigne, je m'agrippe, me cramponne, je ferre...

 

Oh, dis Jérôme, t'arrêtes de gigoter comme un dingue, y en a marre, tu viens d'accaparer toute la couette

 

16:15 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

10/03/2016

LA MENDIANTE ET L'ABAT-JOUR

 

Cela faisait déjà quelque temps qu'il l'avait répérée, il ne savait rien d'elle qu'il voyait accroupie ou assise sur un petit banc très bas dans le parking du grand magasin, proche de la porte d'entrée, toute recroquevillée, avec en évidence un carton sur lequel était mal écrit mais sans faute : je suis sans travail avec deux enfants à élever, c'était tout, cela en disait long mais hélàs pas grand-chose aux yeux des chalands indifférents car sa sébille qu'elle tendait timidement était souvent vide ; à chaque fois, il glissait une pièce d'un euro et obtenait un merci dans un souffle avec un léger accent indifinissable, balkans ?.

Le soir, après un dîner léger dans sa cuisine minuscule, Jérome passait dans son salon/salle-à-manger pour regarder un film à la télé sur la centaine de chaînes grâce au câble ; depuis le départ de Muriel, il ne sortait plus se contentant d'un film par soir et après au lit avec un somnifère pour ne penser à rien. Dans l'immeuble d'en face, au sixième étage, le même que le sien, il y avait un abat-jour déjà allumé lorsqu'il se vautrait sur le canapé et de temps en temps il jetait un œil sur la fenêtre et l'abat-jour toujours allumé, un abat-jour assez volumineux d'aspect plutôt ancien qui lui rappelait celui d'une voisine chez qui il prenait des leçons de piano lorsqu'il avait quinze ou seize ans, un objet avec un gros nœud rose qui trônait sur une cheminée factice, il profitait d'ailleurs de ces leçons pour lorgner dans le décolleté de Madame Agathe, si généreux et si profond.

Ce jour là, il n'y avait pas beaucoup de monde, Jérôme lui demanda si ça va ? oui, répondit-elle en rougissant, vous ne pouvez pas entrer dans le hall ?, non, eux pas vouloir, une conversation s'amorça devant les clients à l'air étonné ou méprisant

- vous logez où ?

- chez une madame, une chambrrre

- les enfants vont à l'école

- oui un peu

Avec le doigt Jérôme lui montra son alliance qu'il portait encore

- vous ?

- oui marrri restè pays sans travail

- quel pays ?

- là-bas

- vous avez des papiers ?

- papiès… non

- attendez, moi aller voir direction

A la direction qui le fit poireauter car ce n'était pas pour acheter, on lui expliqua que vous comprenez si on en autorise un ils vont tous rappliquer et alors la clientèle je vous dis pas… et puis on ne sait pas d'où ils viennent, mais je suis un client, moi monsieur… et cela ne vous dérange pas de laisser une femme dans le froid les odeurs et les gaz d'échappement ? mais vous c'est pas pareil… évidemment.

Tous les soirs, le rituel était le même, allumer la télé, s'affaler sur le divan, regarder par la fenêtre et l'abat-jour toujours allumé. Jérôme aurrait bien demandé au gardien qui habitait dans cet appartement, un homme une femme une personne seule comme lui, il pensait à une femme dont le mari était parti et qui se retrouvait tous les soirs devant sa télé et sa centaine de chaînes, comme lui. Quand le film était fini, et après un coup d'oeil aux infos, il allait à sa fenêtre dans l'espoir d'en voir et d'en savoir plus ; rarement, l'abat-jour était éteint et il se posait tout un tas de questions sans réponse, heureusement le lendemain la lumière était revenue.

 Maintenant, Jérôme avait droit à un sourire en plus du merci, elle avait un petit haussement d'épaules lorsqu'il s'excusait de ne pas avoir de monnaie, elle lui disait bonjourrrr et au rèvoirrr ; il s'était inquiété de ne pas l'avoir vu deux mardis de suite, il fut soulagé de la revoir et devant son air interrogatif enfant malade hospitâââl avoua-t-elle, Jérôme lui sourit et doubla son obole, il ne voulait pas employer le mot aumône qui lui rappelait trop cette religion imposée qu'il avait rejetée il y a si longtemps ; il lui demanda si elle n'avait pas de problème avec la police, elle regard autour d'elle et fit non de la tête et dit moi courirrrr ce qui prouvait son angoisse, elle devait avoir entendu des propos désagréables. De retour de voyage, répondant à l'appel désespéré de Muriel en pleine confusion, il la revit, elle était toujours là avec ses yeux qui brillaient quand elle apercevait Jérôme qui se posait des questions, était-il vraiment tombé amoureux ?, et elle, n'y avait-il pas dans son regard ?.

 Depuis quelque temps, le problème des émigrés et des sans-papiers avait pris une ampleur qui inquiétait Jérôme, le ministère de l'immigration et de l'identité nationale dont il se demandait ce que cela pouvait signifier, les comportements et les propos racistes des ministres, la résurgence de la xénophobie, les tribunes dans les journaux et sur le net, les émissions et débats à la radio et à la télé, il avait pleuré et applaudi à la projection du film Welcome, rencontré des associations de défense des droits de ces paumés, participé à des discussions enflammées sur leur sort et notamment sur les exclusions, les rafles jusque dans les écoles, les expulsions vers un pays en guerre, les tracasseries administratives, signé des pétitions malheureusement restées sans réponse… mais pourquoi était-il à la fois révolté et incompréhensiblement heureux, peut-être parce que la mendiante était encore là, accroupie ou assise sur son petit banc et l'abat-jour toujours allumé…

 … jusqu'à ce matin-là quand il apprit que la police était venue la chercher et l'avait emmenée, jusqu'à ce soir-là où il constata que l'abat-jour n'était pas allumé et que les feux d'une ambulance clignotaient au bas de l'immeuble.

18:14 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

03/03/2016

RENDEZ-VOUS AVEC UN AUTEUR

                         

Quand le patron m’appela et me dit Muriel c’est toi qui va faire l’interview, mon sang n’a fait qu’un tour car si je connais bien ou crois tout savoir sur tous les auteurs connus, je n’avais jamais entendu parler de celui-là, un type qui écrit exclusivement sur un blog, sur la toile !. Détrompe-toi, renchérit mon patron chéri, ce mec est lu par des milliers de lecteurs, ses fans se comptent par plusieurs centaines, il fait un vrai malheur depuis cinq ans ce qui fout la trouille aux éditeurs dont il se moque, voilà ma belle, à toi, j’ai pris rendez-vous c’est mercredi à quinze heures chez lui allée Madame de Sévigné, tu mets ta plus belle robe, la plus courte…

Je me suis précipitée sur internet et en effet et j’en suis restée toute ébahie, une pleine page wikipédia, un nombre d’entrées considérable, plus de deux cents textes publiés, des commentaires élogieux à la pelle, c’était tout simplement incroyable que je sois passée à travers, je pris des tas de notes pour ne pas paraître plus ballotte que je le suis malgré tous mes diplômes.

 15 heures pile, un petit immeuble entouré de verdure, le digicode, le nom Jacques Chesnel, je sonne, oui répond une voix grave, je m’annonce : Muriel Branlon-Lagarde de la revue « Beaux Textes », nous avons rendez-vous, c’est au deuxième porte à droite, cooinc, dans l’ascenseur j’ai le palpitant qui palpite, je rajuste un peu mon soutif pigeonnant qui me fait un décolleté plongeant, je tire une peu sur ma minijupe et sur mon string qui me triture les fesses.

La porte est ouverte entrez dit-il, je bute sur le paillasson et manque de me ramasser et c’est ainsi que je me retrouve dans ses bras !, il sent Eau Sauvage de chez Dior à plein nez, il est grand, porte beau pour ses heu quatre-vingt ans bien tassés voire plus avec ses longs cheveux blancs qui lui tombent sur le épaules qu’il a larges enfin surtout la veste, on dirait Paul Newman tenant le rôle de Buffalo Bill dans un film, droit, bronzé, amène, un sourire un peu carnassier à la Trintignant aïe. Je dois être toute rouge et avoir l’air carrément gourdasse, vous vous appelez comment déjà Muriel, veuillez- vous assoir  là Muriel, je plonge dans un fauteuil comme celui d’Emmanuelle dans le film, ça commence bien, mon string  part en vrille et soudain j’ai des ballonnements et des gaz, vite faut que je me libère, je vous écoute mademoiselle, je pète, ouf.

Alors bon c’est à moi mais je ne sais pas encore où j’en suis, le vieux matou a l’air de vouloir m’intimider mais j’en ai vu d’autres heu quels sont vos maîtres enfin les écrivains qui comptent pour vous, vous pouvez m’appeler Jacques, puis quoi encore, un peu pompeux il me balance tout de gogo : une sorte de symbiose entre James Joyce et Frédéric Dard, Chateaubriand et Jean Echenoz (là je frémis c’est mon écrivain favori), Albert Cohen et Virginie Despentes, pas du tout Proust et d’Ormesson que je déteste, il se fout de ma gueule c’est évident, voulez-vous boire quelque chose, un thé au jasmin ou une camomille et d’où vous vient votre curieux patronyme ma chère Mumu, il commence à me gonfler ce Chesnel-là, et vous écrivez depuis longtemps comme tout le monde ? demande-je en touillant dans mon breuvage sans saveur, oh j’avais commencé bien avant que j’eusse terminé dans le futur, tenez par exemple dans « Corrida à la Samaritaine » j’ai mis trois ans pour trois lignes, vous rendez compte ahahah une ligne par an et je devins célèbre puis-je vous inviter à dîner à la bonne franquette (à la bonne franche quéquette oui vieux sacripant) j’ai un sauté de veau au frigo et un p’tit Lambrusco de derrière les fagots à moins que vous ne préfériez un verre de bordeaux avec des rillettes hihihi, je ne réponds pas, vous avez, dis-je, un phrasé un peu déconcertant pour des novices et cette absence de ponctuations qu’on vous reproche souvent, mes lecteurs ou plutôt mes lectrices raffolent de ces partis-pris flagrants ça les émoustille surtout les intellectuels et telles les érudits et dites (et Rudy aussi, mon petit copain) les jeunes lesbiennes et les vieux pédés allez savoir pourquoi, à propos vous savez j’ai connu intimement et manuellement une Branlon au collège en terminale à Belfort en 46, une parente à vous ? je crois que je vais le gifler et défaire sa mise en plis d’autant qu’il louche de plus en plus  furieusement sur mes gambettes découvertes à la Zizi Jeanmaire donc je re-tiraille en vain sur ma jupette et je me relance : ainsi internet pour vous c’est une fin ou un moyen plus direct de communiquer ?, je ne communique point Mumu, je m’exprime et jette en pâââture mes pensées et autres divagations sans prétention et ça marche mieux que le tandem Lévy-Musso ou l’affreux Bègue BD alors hein je fonce Alphonse comme disait mon grand-père, dites, j’ai aussi connu de très près une Lagarde, non pas la Christine trouduc-machin-chose, rassurez-vous, non une vraiment belle, à Douarnenez en 52, une parente à vous ?... le téléphone sonne, un petit chien affreux fonce sur moi et aboie furieusement, allo oui elle est là… c’est pour vous, votre directeur chéri qu’il dit, ok patron j’arrive, j’éteins mon magnéto, au revoir Monsieur, c’est quoi au juste votre nom bizarrement composé ? me dit-il en me raccompagnant une main un peu trop appuyée sur mon épaule, vous savez, j’ai connu une...

Le clébard bâtard me mordille la cheville en sortant. Chesnel lui donne une gentille tape, allez couché Marcelproust, t’es qu’un vilain toutou, faire ça à cette gentille demoiselle !.

16:15 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

24/02/2016

ANNIVERSAIRE

 

 On savait bien que cela devait arriver, un jour ou l’autre, mais pas aujourd’hui, pas ce jour-là.

 Il a ouvert la porte lentement puis est entré rapidement comme par effraction ; cela commençait mal et on n’avait encore rien vu. Il se dirigea vers Lilas qu’il gifla soudainement et sortit de la pièce suivi par Florent rouge de colère. On s’attendait à des cris, ce fut un court silence suivi d’un coup bref et sourd, celui de la chute d’un corps, Florent rentra et pris Lilas en larmes dans ses bras et dit ça va aller ça va aller en nous regardant. Personne ne bougea, la conversation reprit et soudain il a ouvert la porte rapidement puis est entré en vacillant, il se tenait le ventre avec ses mains couvertes de sang sur le manche d’un couteau entré dans un bide qu’il avait pansu, s’affalant aux pieds du couple Lilas-Florent et murmurant ça ne va pas très bien avant d’expirer à leurs pieds pouououffff. Lilas poussa un hurlement, Florent hagard ne savait quoi faire quoi dire… ah ! on dirait un film de François Plumeau dit quelqu’un de la bande en moins drôle répondit un autre, la soirée venait de débuter on n’avait pas eu le temps d’ouvrir toutes les bouteilles de champagne. Bon c’est pas tout ça dit Ambre la maîtresse de maison mais que fait-on ? on ouvre encore et on boit répondîmes-nous en chœur tandis que quelqu’un Jérôme je crois mettait le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel dans la version de Pierre Boulez et Philippe Entremont sa version de référence à laquelle nous applaudîmes. Lilas poussa de nouveau un grand cri en le désignant avec un doigt, il avait bougé, il se retournait maintenant le visage éclairé d’un grand sourire, se relevait lestement et dit qu’il préférerait plutôt un whisky car votre champ’ très peu pour moi et si quelqu’un pouvait me passer une serviette pour mes mains parce que le sirop de framboise ça colle vraiment trop. Lilas pleurait toujours soutenue par Florent qui dit arrête de faire le con tu ne nous fait pas rire alors qu’on était tous gondolés. Il avait l’air réjoui oui oui ré-jou-i de la blague qu’il nous avait faite, il buvait maintenant son pur malt quand Florent sortit précipitamment suivi comme son ombre par une Lilas toute chiffonnée  tandis que les roteuses circulaient dans le groupe avec moult appréciations.

 Puis

 Florent a ouvert la porte lentement puis est entré rapidement comme par effraction, toujours suivie de Lilas qui s’était requinquée, il se dirigea vers le mort ressuscité qu’il gifla brutalement pendant qu’éclataient les rires alors qu’on s’attendait à des cris, des protestations, le whisky coulait sur les mains du mort qui était devenu tout rouge suite au coup porté sur son visage, Florent tendit la main vers Lilas qui lui remit le révolver qu’elle tenait dans sa main cachée derrière son dos jusque-là, Florent appuya deux fois sur la gâchette dans un atmosphère pétrifiée et tous les verres à la main, le mort s’écroula dans un ahhhh bon dieu d’merde mais c’était pour rigoler bordel quel con et s’affala mort une nouvelle fois aux pieds de Lilas et de Florent qui s’étreignaient éperdument. On dirait un film de François Plumeau dit quelqu’un de la bande en plus drôle répondit un autre tandis que la soirée s’écoulait maintenant normalement mais qu’on allait bientôt manquer de champagne, ce qui ne faisait l’affaire de personne.

 David, le maître de céans, trouvait que pour son anniversaire, on avait toujours droit à un beau spectacle, sa femme et les copains avaient à chaque fois bon goût pour le divertir mais cette fois ils avaient mis le paquet et pas qu’un peu. Il fit signe à Ambre qu’il allait retourner à la cave parce que là vraiment fallait pas ergoter sur la bibine.

 

                  

20:40 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

19/02/2016

ACCÈS SOIR

 

Depuis quelque temps déjà Muriel reprochait à Jérôme de ne pas assez sortir ; elle entendait par « sortir » : aller boire un verre en terrasse, voir un film, une expo, une pièce de théâtre, se faire un concert, pourquoi pas tiens aller en boîte, même (vœu secret) qu’il l’emmène danser mal gré son peu d’affinités pour cela… bref quoi en un seul mot SORTIR le soir après le boulot ou après le dîner, ne serait-ce que pour prendre l’air en se tenant par le bras comme les p’tits vieux toujours amoureux, hein ?, Jérôme ?. Oh cela arrivait quelque fois quand LUI décidait mais si rarement… et quand on entendait les amis raconter leurs sorties Muriel se sentait bien seule, Anna avait beau lui dire secoue-toi ma vieille ou bien prend l’initiative de lui proposer ou bien vas-y toute seul merde. Tout cela venait certainement de nos différences de goûts, se disait-elle comme pour se rassurer, récurrent problème dont elle parlait souvent avec Jérôme qui avait tendance à éluder ou à ne pas écouter avant d’entendre ou vice-versa. N’allons pas croire qu’il ignorait le problème qui était simple à résumer : il était devenu casanier, pantouflard même pot-au-feu et il ne voyait pas encore le moyen d’en sortir. Il avait tout à sa disposition pour la culture : le câble, le streaming et la VOD pour la télé, les archives de l’INA et de la cinémathèque, youtube et deezer pour la musique, sans compter sa bibliothèque, discothèque, vidéothèque, je sais tout cela Jérôme n’empêche, répliquait Muriel. Elle cherchait à le provoquer, à aiguiser sa curiosité flapie, son manque d’enthousiasme flagrant, son apathie généralisée, rien n’y faisait constatait-elle découragée, abattue, même les ébats sexuels qu’il préférait, pratiquait (elle aussi avec ardeur) et qu’elle multipliait jusqu’à épuisement le laissait indifférent elle au contraire avec ravissement .


Elle consulta, sur internet, les réseaux sociaux, les forums de discussions puis alla rendre visite au médecin référent familial pour son avis, elle écouta les conseils, les recommandations, les trucs ou pistes à explorer, les ruses ou artifices, combines et/ou manœuvres, détours et finasseries. Elle se sentait moulue, vermoulue, éreintée, cabossée et ne pensait plus qu’à une chose : trouver ce qui pourrait secouer, dérouiller, provoquer celui qui restait malgré tout l’élu de son cœur comme on dit dans les romans à l’eau de rose un peu rosse. Muriel constatait avec un petit sourire crispé qu’il s’enfermait de plus en plus souvent dans la pièce qu’il avait transformée en atelier quand il s’était découvert une passion de bricoleur faisant belle concurrence à Ikéa et ses kitàlacons. Il s’enfermait le soir au moment où elle aurait voulu sortir nous y revoilà. Muriel devait donc trouver rapidement un antidote, un truc, un outil, un instrument, voire un accessoire comme Jérôme en élaborait et détruisait immédiatement car jamais content de lui.

C’était maintenant décidé, il fallait lui demander de fabriquer un accessoire performant afin d’obtenir un véritable et durable accès soir car cela devenait maintenant nécessaire et urgent. Très.

12:48 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

11/02/2016

CHARLES, LEQUEL ?

 

Tout le monde connaît un Charles, dans sa famille, un père, un oncle (qui me fit découvrir le Paris-Brest aller-retour), un cousin, un ami de la famille aussi, un voisin ou une personnalité, tenez, ce prénom surgit au moins une fois dans une journée, vous voulez des exemples, bon, dans l'admiration collective, les rois de France et de Navarre, Charles le Grand, le Chauve, le Simple, le Bel, le Sage, le Fol ou le Bien-Aimé, le Mauvais, le Noble, sans compter tous les étrangers et puis le grand Charles, de Gaulle, le sauveur de la patrie et de la partie comme auparavant Martel à Poitiers, pour les pressés : Charlemagne, sans parler du Quint, Aznavour le grand, chanteur préféré des français avec le fou chantant, le Trenet qui traîna jusqu'à sa mort sa nostalgie du refus des vieux barbons de l'acacadémie française de l'accueillir au sein d'icelle, le canadien Charlebois, pour les zamateurs de jazz d'abord le grand Oiseau Parker dénommé Charlie puis Mingus le rebelle avec causes qui refusait qu'on le nomme Charlie et Ray le malicieux qui permuta nom et prénom, Charles Delaunay qui s'offrit une danseuse nommée Jazz-Hot afin de défendre le jazz moderne, pour ceux de musique dite classique le compositeur Gounod (on passe), le chef d'orchestre Münch, la musique contemporaine l'américain Yves et son Central park in the dark, bon, pour la littérature ou la poésie quelques auteurs célèbres, Baudelaire, Bukowski (gloup), Dickens, Péguy, Perrault, le théâtre avec Dullin vu au cinéma dans le rôle de Corbaccio du Volpone de Maurice Tourneur en 1941 et d'un vieux fétichiste dans Quai des Orfèvres et son fameux n'enlevez pas les chaussures, jamais les chaussures, le cinéma avec Charles Vidor et sa Gilda avec Rita Hayworth, les comédiens l'immense Chaplin, notre Charlot international, Boyer le séducteur, l'irrésistible et troublant Laughton, Bronson, Berling et Vanel…

il doit y en avoir d'autres, mais pour l'amour de ma vie et moi, il n'y en a qu'un seul, on vous le donne en mille: CHARLES DENNER, oui, lui, NOTRE Charles à nous. (Ecartés le Lindbergh l'aviateur nazillon et Millon le salopard dit le con pour la rime).

On l'avait entr'aperçu dans quelques films, avec le magnétoscope on faisait arrêt sur image pour mieux voir sa silhouette, un valet dans Volpone aux côtés de son maître , oui c'est bien lui l'adjoint de l'inspecteur Cherier dans Ascenseur pour l'échafaud mais alors le premier grand choc: Landru de Chabrol, vedette principale, ses regards fiévreux, sa voix métallique, sa diction hésitante, fluctuante, séduisant Michèle Morgan, Danielle Darrieux, Stéphane Audran, puis la/sa rencontre avec François Truffaut avec La Mariée était en noir, Une belle fille comme moi (ah bon dieu, Bernadette Laffont en combinaison si courte ! que j'avais couru acheter la même pour l'amour de ma vie aussi belle pour moi que la Bernadette), et surtout l'inoubliable et inoublié dans L'homme qui aimait les femmes…

 

"C'est en jouant avec Ginette que j'ai découvert le goût des femmes" déclare Bertrand Morane adolescent… au cimetière de Montpellier où il est enterré décédé à 40 ans suite à un accident de voiture alors qu'il suivait une femme entrevue dans la rue, elles sont toutes là : blondes, rousses, jeunes, mûres, mariées ou veuves, compagnes d'un jour ou plus de ce chasseur solitaire sans famille, sans amis, avec dans son agenda ce mot : "personne à prévenir en cas d'accident", elles seront toutes là, les actrices Brigitte Fossey / Geneviève, Nelly Borgeaud / Delphine, Geneviève Fontanel / Hélène, Nathalie Baye / Martine… toutes les autres… pour ce "double" de François Truffaut, autant amoureux des femmes avec ces dialogues superbes : "les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie", "vous avez une façon de marcher, on ne peut rien vous refuser", toutes ces phrases consignées dans un livre qui sera publié post-mortem ; et la dernière prononcée par Brigitte Fossey, la narratrice : "Bertrand a poursuivi le bonheur impossible dans la quantité, la multitude… pourquoi nous faut-il chercher auprès de tant et tant de personnes ce que notre éducation prétend nous faire trouver en une seule ?"…

 

Nous avons, l'amour de ma vie et moi, vu et revu souvent ce film et notre admiration pour Charles Denner augmentait à chaque fois. J'avais quant à moi trouvé le bonheur, total, et je ne m'identifiais pas à celui qui affirmait " malheureusement, il n'est pas question de les avoir toutes" ; rien que regarder le si beau sourire et l'éclat des yeux de l'amour de ma vie me rassurait :

" heureusement que je t'ai rencontré… sans cela, Charles, celui-là, peut-être ? qui sait ?... gros bêta ".

 

15:27 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

05/02/2016

CLÉMENCE

 

 J’ai cru longtemps que c’était uniquement un mot, un joli mot plein de douceur phonique avant de savoir que c’était aussi un prénom quand nous sommes allés avec mes parents pour la première fois rencontrer ma grand-tante qui habitait dans un bourg du bocage normand. C’était une grande et forte femme toute en rondeurs ce qui changeait agréablement de la sécheresse hautaine de sa sœur ma grand-mère maternelle que je détestais sans le montrer bien sûr parce que alors la beigne partirait vite. Habillée d’un ample corsage surmonté d’une guipure et d’une vaste jupe qui effleurait le sol, Tante Clémence (à chaque fois que je prononce son prénom cela s’illumine à l’intérieur de moi) était d’une gentillesse que la dureté et pourquoi pas le dire la vacherie de sa sœur rendaient encore plus appréciable. Il faut bien avouer que du côté du paternel je n’étais pas gâté non plus, sa maman, petite, revêche et moche était d’une constante méchanceté à mon égard, dénonçant à mes parents les moindres petites bêtises que je m’empressais de faire rien que pour voir où cela pouvait aller… Un exemple : la soupe aux poireaux-pommes de terre que faisait ma maman dans les temps difficiles, elle mettait tout le poireau y compris l’extrémité immangeable des feuilles vertes que je repoussais sur le bord de l’assiette et alors avec son air de vieille sorcière elle raclait le bord et remettait le tout dans le fond tiens mon gars pour te faire grandir que j’avais des envies de meurtre le nombre de fois que je l’ai tuée… Pas besoin de faire un dessin ou d’y aller par quatre chemins, vous aurez compris que je vomissais mes grand-mères, que je n’ai eu pour elles aucune affection et je crois bien que c’était du réciproque, je n’ai aucun mais alors aucun souvenir de l’ombre d’un geste de tendresse ou l’adresse d’un petit mot gentil, un dragon et une cafteuse j’étais gâté, les Dupond & Dupont de la méchanceté j’étais servi… alors que Tante Clémence, que j’ai peu connu il est vrai, non seulement sentait bon sur elle les fleurs de son jardin mais ses yeux et ses gestes reflétaient la gentillesse et l’amour. Elle aimait me raconter des histoires que je buvais bouche bée, des histoires pour enfant et aussi concernant son mari qui était parti à la guerre de 14/18 quelques jours après son mariage et qui n’était pas revenu, tué le 13 novembre, deux jours après l’armistice, l’annonce n’étant pas parvenue dans un coin isolé où il croupissait depuis un mois ; elle l’avait revu pendant deux courtes permissions et me disait que c’était les plus beaux jours de sa vie. Du haut de mes huit ans bien que je sois petit j’envisageais de devenir son nouveau mari rien que pour faire plaisir à Clémence et embêter mes grand-mères, je ne connaissais pas encore le mot salope à cette époque mais je pensais fort à l’inventer et à l’appliquer à ces deux mégères, je ne pratiquais pas beaucoup le mot amour Clémence me paraissant la personne à qui ce mot magique revenait de droit…

Aujourd’hui, quelques décennies après, l’amour de ma vie ne se prénomme pas Clémence, je garde secret son prénom adoré qui chaque fois que je le prononce (souvent) me ramène (quelquefois) à ma grand-tante à sa gentillesse à son odeur de fleurs et à sa jupe longue sauf que l’amour de ma vie a une autre odeur, un autre parfum encore plus attirant et que sa jupe est nettement plus courte.

 

14:38 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)

27/01/2016

LE FIANCÉ (enfin presque)

 

On le savait : Bogart détestait la neige, il l’avait dit au cours d’une interview à la radio ; sauf une fois, en pleine tempête son automobile bloquée par des congères, il s’en était servi pour mettre dans son whisky qu’il avait trouvé meilleur que d’habitude.

Aujourd’hui dans ce petit village des Alpes, dans cet hôtel cosy, avec Frankie en sourdine chantant Fly Me To The Moon accompagné par l’orchestre de Count Basie à la radio bon dieu quelle cuite avec le Frankie ce jour là, la neige il s’en foutait pas mal de la voir tomber par la fenêtre. Le tournage du film se passait bien, Mank était sympa avec lui, Ava campait une comtesse aux pieds nus sensationnelle, la petite bonne était fort gironde et le bar suffisamment garni de bonnes marques, demain il repartirait pour Rome voir les rushes et faire quelques raccords. Faudra penser à téléphoner à Lauren pour lui raconter des tas de trucs et cette histoire d’un type retrouvé dans la cour de l’hôtel et la neige rouge de tout son sang ; c’était comme dans ces films à la con qu’on voulait lui faire tourner que de pareilles choses arrivaient. Tiens, comment allait-on dénicher le coupable ? Fly Me ToThe Moon c’était at the Sands je crois…

La soubrette entra et se pencha pour tirer la couverture du lit et Bogart vit un éclair de chair blanche au-dessus des bas de coton noir. Voilà, Monsieur Bogart, votre lit est prêt, vous savez ça fait  drôle de vous voir pour de vrai quand je vais le dire à Adrien mon fiancé enfin presque mais qu’est-ce qu’il est jaloux faut pas qu’un homme me regarde de trop près le monsieur qu’est mort hier il était vachement beau vous le connaissiez un acteur français Jean-Pierre euh quèque chose…tout cela dans son anglais approximatif. Bogart lui connaissait le enfin presque fiancé celui qui avait découvert le cadavre au petit matin pas l’air commode en effet le type le genre brute borné et tout.

Il se servit une bonne rasade Fly Me To… rajusta son nœud papillon et sa passa furtivement la main dans les cheveux et maintenant face à lui le décolleté de comment vous appelez-vous honey Jeanne pour  vous servir Monsieur Bogart j’arrive pas à y croire vous savez j’ai vu presque tous vos films même celui où il y a une histoire de statue d’oiseau qu’on comprend pas grand chose oh il est gentil Adrien il vous ressemble un peu enfin j’veux dire mais jaloux j’vous dis pas faut pas me regarder comme faisait l’autre vedette le français qu’est mort. Bogart jette sa cigarette s’approche de la Jeanne Fly Me To et lui roule à patin à faire fondre la neige et la fille qui glousse oh oh Monsieur Bog…

Par la porte maintenant ouverte il voit pendant ce long baiser le fiancé enfin presque le regarder avec mille tonnes de haine dans les yeux et plus bas ce long couteau sorti de sa poche et qui saute dans sa mains hop hop il se souvient alors du type mort le french saigné à mort comme un lapin la fille se met à hurler non Adrien non non pas comme l’autre non ce serait vraiment trop con de mourir ici loin de Lauren des enfants et de cette façon là pense Bogart en tâtant du côté où il est certain d’avoir le révolver qui ne le quitte jamais il défouraille vite pense putain on se croirait dans une série B et pourtant le fiancé enfin presque n’a pas l’air de faire semblant cette lame qui brille et avance vers lui. Pendant qu’il appuyait sur la gâchette Bogart se dit que décidément il n’aimait pas du tout la neige d’ailleurs il se souvenait d’ailleurs l’avoir dit un jour à la radio pendant une interview et Frankie ne chante plus Fly Me To The Moon … c’était bien at the Sands, me semble-t-il…

18:28 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

21/01/2016

COMMOTION

 

 

 

Il est mort l’un des tous premiers jours de la guerre, dans une embuscade, tué sur le coup. Elle a appris la nouvelle environ deux mois après s’inquiétant de ne pas avoir reçu sa première lettre, qu’il n’a pas eu le temps d’écrire.

Puis quelques mois de chagrin sont passés. Un jour, en faisant du rangement, en grand, elle a trouvé dans le grenier de leur vieille maison une petite cassette cachée contenant un paquet de lettres. Intriguée elle les a ouvertes une à une : c’était des lettres, des lettres d’amour de son mari Raymond à un inconnu d’elle, un certain Alphonse ; il y en avait une quarantaine, la première datant de huit mois avant leur mariage, la dernière trois jours avant son départ sous les drapeaux. Elle manqua s’évanouir en lisant le contenu de la première et devint de plus en plus malade d’incrédulité en lisant les autres : Raymond avait eu une liaison torride avec un homme ; sidérée, hébétée, elle tomba dans l’escalier. Commotion.

Assise dans la cuisine, Léontine reprend peu à peu ses esprits, regarde plus intensément l’écriture et la signature qu’elle reconnait, aucun doute, c’est bien Raymond, son Raymond qui lui avait juré amour et fidélité avec jusque-là preuves à l’appui. Elle trouve également une photo dédicacée, celle d’un homme de type méditerranéen avec une impressionnante moustache. Au fur et à mesure qu’elle lit, elle retrouve des mots, des phrases, des expressions qu’elle avait entendu de sa bouche mais là tout ce discours s’adressait à quelqu’un d’autre, à un homme qu’elle ne connaissait pas, il ne faisait pas partie de la famille proche ou lointaine, pas du petit cercle d’amis, de voisins, elle ne connaissait aucun Alphonse. Léontine n’avait jamais douté de la fidélité de son mari, elle n’avait eu aucun doute malgré des retards expliqués par les horaires bousculés juste avant la déclaration de guerre. Une fois, elle avait été surprise de l’entendre grommeler un mot bizarre (un nom ?) lors d’une étreinte amoureuse plus frénétique que d’habitude.

Où s’étaient-ils rencontrés ? au café après le boulot ? à l’usine où Raymond travaillait. .Elle décida d’en savoir plus sur lui, donc de le rencontrer si possible, il y avait le nom de ce village tout près où il résidait sur l’en-tête de ses lettres.

Arrivée dans la commune, elle demanda l’adresse d’Alphonse Thiers, trouva la maisonnette aux volets clos, une voisine lui dit il n’y a plus personne sa femme est retournée chez parents avec le bébé après la mort accidentelle de son mari à l’usine de ferblanterie quelques jours après la déclaration de guerre : Alphonse était donc mort, lui aussi. Ils avaient travaillé tous les deux dans cette même usine.

Puis le temps a passé, Léontine ne s’est pas remariée, prit quelques amants dont des permissionnaires de passage car la guerre s’éternisait, bientôt quatre ans. Enfin le 11 novembre 1918, l’armistice fut signée. C’est ce jour-là que Léontine se jeta sur les rails à l’arrivée du train en gare du village. Dans son sac, on trouva une photo, celle d’un homme de type méditerranéen avec une grosse moustache : l’amant de son mari.

 

12:06 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

12/01/2016

TICS

                                                    

Ça pour être maniaque des mots et des chiffres il l’était cette manière par exemple de compter les expressions employées à tout bout de champ tenez à la radio cette journée au cours de laquelle il avait compté pendant les interviews 42 fois « voilà » 28 fois « effectivement » et 11 fois « c’est la raison pour laquelle » dont 5 par une ministre toujours la même effectivement et ce sur tous les sujets ainsi cette actrice dont les « voilà » revenaient toutes les 10 secondes pour expliquer que voilà et c’est la raison pour laquelle Geoffroy se considérait comme un maniaque affligé peut-être d’un syndrome dont il ignorait le nom et voilà… comme il était né à 0 :00 heure pile pile le 20 – 02 de l’année 1991, il s’était pris au jeu des palindromes aussi ne se levait-il qu’à 7 :07 repas à 12 :21 et 20 :02 (banal) et ne consentait à s’endormir qu’à 22 :22 (le must !) ou éventuellement à 23 :32 à cause d’un bon livre (rare) se réveillait immanquablement à 02 :20 d’un cauchemar récurrent (ne pas se rendormir avant 03 :30 ou pire) il craignait les dérèglements qu’il jugeait comme des maladies avec le moindre d’entre eux la journée était foutue et c’est la raison pour laquelle il était pointilleux et on peut même dire effectivement maniaque voilà… aussi le jour où il tomba amoureux pour de bon il décida que ce serait Anna et personne d’autre à moins que vous ne trouviez autre chose de plus court et de moins usité oui je sais Eve mais bon l’accent gâchait un peu… il avait trouvé cette brunette sur un site de rencontres elle ne lui plaisait pas tellement mais rien que le prénom aaaaaah il se décidèrent donc en cette année 2020 (faute de mieux) pour le 21 :12 à 12 :21 il aurait préféré en été mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut son radar métabolique ayant effectivement pris un coup de mou…pour la première entrevue physique ici n’étant pas possible c’est la raison pour laquelle ils allèrent donc à Laval (facile) au lieu de Noyon (tout autant) trop éloigné… Anna rentrée effectivement dans le jeu s’amusait fofolle de ces tics qu’elle jugeait un peu neuneu et eunuen (ça ne marche pas) premier accroc sans accord (là non plus) et voilà… le jour de leur union Julien et Anna eurent une pensée ému pour Georges Pérec et son grand palindrome composé effectivement de 5566 lettres (bigre) puis plus tard ils eurent une fille prénommée Ada en souvenir de Vladimir Nabokov et de son ardeur… sensibles à la perfection totale ils envisagèrent de mourir ensemble au plus tard le 22/11/2112 entourés de leurs 10 petits-enfants (là effectivement il y a une faute involontaire) fruits de l’union d’Ada et d’Eric Cire effectivement le bien nommé conservateur du musée Grévin et de Madame Tussaud réunis.

Au jour d’aujourd’hui et aux dernières nouvelles d’eux, il n’y en a pas et c’est la raison pour laquelle voilà effectivement… la fin.

23:55 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)

07/01/2016

NOS EX… NO SEX



. Cela faisait longtemps qu’il ne pensait plus à elle jusqu’à ce que le hasard à qui il n’avait rien demandé se présente ce jour-là. Ce n’était pas dans ses habitudes de traîner dans ce quartier mais on passait ce film japonais « Vers l’autre rive » qu’il avait envie de voir… et dans la queue il la reconnut tout de suite malgré les années passées, combien d’années ?... Elle le vit et… marqua un temps d’arrêt très court, vint vers lui et dit ça alors si je m’attendais et lui posa une bise rapide en supplément de son éclatant sourire : Jérôme dit-elle, Emma répondit-il. Pas question de voir le film, ils se dirigèrent en riant en gloussant en s’étonnant en s’extasiant vers le bistrot le plus proche et s’assirent à une table en pouffant comme des gosses. Et là le temps d’un film ils se racontèrent leur histoire. Bon c’est pas tout ça dit Emma mais faut que je file Alain ou les enfants vont s’inquiéter ; et elle partit on lui demandant : on se revoit quand ?.


.. Il y avait longtemps qu’elle ne pensait plus à lui jusqu’à ce moment où le hasard dont elle attendait toujours quelque chose d’inespéré se présente ce jour-là. Elle avait décidé de tester ce nouveau magasin bio dont le copines disaient tant de bien c’est un peu plus cher mais tu verras la qualité c’est vraiment autre chose. Il y avait du monde ce mercredi et pas mal d’attente aux caisses, celle où elle attendait était bloquée par une vieille dame qui payait en espèces et ne trouvait pas sa monnaie, elle décida de changer car elle était toujours aussi impatiente quand non mais je rêve qu’est-ce que tu fais là Bertrand oh dis je le crois pas c’est bien toi dis ? ça fait combien de temps en années, huit dix ou plus allez on s’embrasse je t’ai reconnu tout de suite Muriel dit-il en rougissant un peu comme d’habitude se souvient-elle, on va boire un verre et parler du bon vieux temps ? Bertrand acquiesça et dit j’ai un peu de temps Elaine est chez sa mère j’en profite.

 
… Depuis que Muriel et Jérôme avaient retrouvé leurs anciens partenaires (amours anciennes ?) , il y avait comme un certain malaise dans leur couple, leurs regards se dérobaient, ils étaient devenus moins bavards, ils semblaient même s’éviter, s’endormaient le dos tourné contrairement à leur habitude d’enlacements au lit, ils n’avaient plus de contacts physiques, l’amour se trouvait comme entre parenthèses, le désir avait disparu, d’un coup. Muriel ne voulait pas faire l’amour avec Jérôme en pensant à Bertrand comme Jérôme ne souhaitais pas faire de galipettes en s’imaginant avec Emma. Une nuit, l’un ou l’une marmonna un prénom complètement inaudible tandis que l’une ou l’autre se retournait cent fois dans le lit en grommelant et essayant de transpercer le matelas. Qui parlerait de ce problème en premier ?.
Quelques jours après les retrouvailles avec le passé et les malaises qui s’ensuivirent, Muriel passa sa première échographie. Quand Jérôme, un peu fébrile, vit les premières images, il lui sembla que le petit fœtus rigolard lui faisait un signe : bon, maintenant c’est du sérieux, hein ?, on arrête les conneries.

12:20 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

17/12/2015

CUITE

 


Il y avait longtemps que nous voulions visiter l’Ecosse ; les souvenirs de collègues de bureau, les pubs à la télé, les annonces de voyagistes, les promos et tout le tintouin… aussi lorsque l’occasion se présenta, la disponibilité de l’amour de ma vie pendant presque un mois et la mienne pareille la décision fut vite prise à l’unanimité en route donc pour l’Ecosse…

Pas par avion non, traverser le channel sur un ferry-boite, contempler la campagne anglaise en ce beau mois de juin avant les invasions touristiques et nous voilà bientôt à Edinburgh visite de la ville puis Glasgow pareil très chouette on allait pas s’éterniser on avait envie de faire un grand tour et détours à l’ouest dans les îles et les Highlands avec l’idée bien précise de visiter les hauts lieux du whisky ma boisson favorite dont j’avouai ma méconnaissance sur la fabrication les grandes caractéristiques et les marques réputées. Ce fut d’abord Islay qu’on prononce aïe-lou en commençant par Lagavulin, Laprohaig et Bowmore puis Ila et traversée direction les îles Jura (ses 6000 cerfs dit-on) et Mull. Le soir, ça tanguait sérieux dans le paddock je commençai à avoir une petite idée sur le malt le sol tourbeux et l’importance de l’eau de l’air marin ah ouille l’Ardbeg et sa trentaine de versions proposées au Lochside Hotel fallait tenir le coup y avait encore du chemin… puis le loch Ness sans Nessie aux abonnés absents pour nous et le Lomond cette merveille avec son Queen Elisabeth Forest Park et nous voilà remontés jusqu’à Inverness l’achat d’un pull pour l’amour de ma vie qu’aurait bien dévalisé toute la boutique de Sir Alexander Mackensie qui me confia prendre bientôt sa retraite ah bon où ça mais en Périgord noir my dear pour la gastronomie on a promis de se revoir là-bas… maintenant à l’attaque des Highlands et surtout la région du Speyside entre Inverness et Aberdeen et sa rivière la Spey où on trouve quelques malts mythiques dont la plupart débutent par glen (vallée) on décida de poser un peu nos pénates et notre choix se porta sur Tomintoul ya des choix comme ça  pourquoi aussi le Golden Arms Hotel plutôt que celui de l’autre côté de la place ?. Situé dans la région des rivières Livet et Avon, le village est connu des touristes britanniques servant de camp de base pour les randonneurs et le alpinistes amateurs de ces belles montagnes granitiques fournissant une eau douce qui, souvent, coule sur des landes de bruyère. Débarquement à Tomintoul. Reconnaissance du lieu sympathique et cosy valises posées petit roupillon et un tour d’approche immédiatement avant le repas du soir à 19 heures clignotement de néon sur boutique Glenlivet Depot Whisky on était en plein dedans l’amour de ma vie me chuchotant à l’oreille déconne pas sois raisonnable ben tiens good evening I am french euh le type très sympa voici ce que nous avons et le Glenlivet oh c’est tout près d’ici et very good alors je vous dis pas tous ces « glen » une trentaine avec des noms connus comme le Glenfiddich ou le Glen Grant vous goûter ? un peu je vous fais confiance et j’ai pris quatre bouteilles dont le Glenlivet 21 ans d’âge sur sa recommandation. L’amour de ma vie : pour mon frère je vais pas mettre ce prix là je sais même pas s’il aime le ouiski euh vous avez du Jauni Walquaire oh sorry madame pour le whisky ordinaire c’est à l’épicerie qui est tenue par ma femme et vlan ! vous pouvez passer par cette porte et allons-y pour une bouteille de cette merde…

On commençait à avoir une petite faim, le restaurant déjà presque plein beaucoup de poisson au menu avec une bouteille de blanc please la serviette autour du cou j’attaque et ma fourchette s’arrête à mi-chemin je dis oh putain quoi ? ne te retourne pas mais quoi ? et je lui lâche c’est Papa qui vient de rentrer dans la salle et qui s’approche ne te retourne pas… mais ton père est mort depuis 15 ans d’un accident de voiture voyons… et Papa s’assoit à la table d’à côté avec une dame qui n’est pas Maman et je reste avec ma fourchette l’amour de ma vie le regarde et fait oh en mettant la main devant sa bouche et Papa la regarde il sourit l’air étonné et moi aussi je souris l’air estomaqué et Papa lui aussi alors je lui marmonne en baragouinant vous ressemblez tellement à mon père que j’ai eu un choc c’est comme si vous étiez lui Papa continue de sourire oh really yes et je sors une vieille photo de mon portefeuille et Papa dit mais c’est moi là… le même visage un peu rougeaud, la même coupe de cheveux bien dégagés sur les oreilles, le même air bonasse, affable, habillé pareil c’est-à-dire n’importe comment c’est Papa qui se lève et me serre vigoureusement la main et embrasse l’amour de ma vie toute raide j’y crois pas ; Papa nous fait un signe venez à notre table et nous nous installons et bavardons pendant tout le repas avec force gestes expressions enfin bref on se comprend je lui dis pour Papa pour Maman plus tard on lui montre d’autres photos celles des enfants oh lovely children apportez donc une autre bouteille et vous moi gallois de Cardiff plus travailler dans charbon bon dieu comme mon père I am retired venir ici pour pêche très bonne et vous moi banque rencontré mon épouse banque aussi et voyage en Ecosse ahahah. Au moment de payer Papa devint plus rouge que d’habitude mais j’insistais et il me dit bon maintenant j’invite vous au lounge bar l’amour de ma vie moi je suis crevée je monte à demain et Papa et moi entrons dans une pièce enfumée et bruyante une dame au piano désaccordé dont les dents ressemblent aux touches blanches et l’assemblée chante chacun avec un verre à la main et Papa qui s’appelait Dylan le mien s’appelait Robert me tend un verre plein d’un liquide ambré se met à chanter très faux comme les autres et moi aussi en yaourt mais avec conviction cela dura des heures et des verres et des verres et quand il fallut monter l’escalier heureusement que Papa Dylan et moi on se tenait enlacés et titubants chut chut chute…

Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes à la même table lui frais comme un gardon moi gueule de bois carabinée hello you sleep well not at all nous nous quittâmes à la fin du petit déjeuner avec échange de photos d’adresses et embrassades…

Je lui dis combien j’avais été heureux de prendre une telle cuite avec mon père… quinze ans après sa mort.

 

18:34 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)

10/12/2015

ESTAFETTE

 

Il fallait quelqu’un pour porter rapidement la dépêche, le commandant avait dit c’est urgent, très urgent, je compte sur vous, ça devait vraiment être si urgent et important car au lieu de me tutoyer et de me regarder avec son mépris habituel il m’avait vouvoyé avec un certain sourire inhabituel. J’ai donc enfourché ma moto amochée mais encore vaillante et je suis parti aussitôt sur mon destrier pétaradant alors qu’au loin sifflaient les obus de plus belle si on peut dire ça comme ça.

J’avais reçu deux lettres cette semaine, une de mes parents, de Maman qui insistait une fois de plus pour que je fasse très attention car elle avait eu des nouvelles de copains à moi qui étaient morts durant le dernier assaut, fais attention mon Jérôme on attend ton retour on aura besoin de toi à la ferme, avec en plus un mot de Papa qui me rappelait que son père à lui avait été ordonnance d’un général lors de la première guerre, la dernière disait-il, qu’il fallait que je sois fier et courageux ; une de Monique, ma promise, avec des traces de rouge à lèvres partout sur la feuille devenue presque illisible mais je pouvais lire qu’elle m’aimait que c’était dur d’attendre si longtemps la prochaine permission, j’avais mis sa lettre sur mon cœur et je la relisais tous les soirs avant de trouver le sommeil. J’avais entendu dire que la fin de cette guerre, la nouvelle dernière, était proche à cause de toutes ces batailles qu’on avait gagnées et que l’ennemi, le dernier, allait bientôt capituler, enfin, et pourtant ça continuait de siffler bon dieu ça se rapprochait et moi, dans ma précipitation, qui avait oublié mon casque. Avant de partir en trombe Lucas et Émile, mes deux meilleurs copains de chambrée m’avaient dit en rigolant oh ! est-ce ta fête aujourd’hui l’estafette ?, on est le trente septembre mon vieux, j’avais souris, ce sera notre fête à tous bientôt vous verrez dis-je en enfourchant la bécane, je suis le héraut qui va porter les bonnes nouvelles à l’état-major à l’arrière de ces putains de tranchées, bordel et vrouououm.

Le lendemain, les copains apprirent par le lieutenant que Jérôme parti en trombe avait été retrouvé à quelques centaines de mètres lors du dernier bombardement, avec deux éclats d’obus dans sa tête sans casque. On le décora d’une médaille à titre posthume : «Soldat de première classe d’origine antillaise Jérôme Midon, estafette en mission, mort au champ d’honneur ce 30 septembre 1918 ».

16:53 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)