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24/05/2013

FAUT QU’ON PARLE

 

Il se fait tard

Dans leur salon, Muriel et Jérôme écoutent en boucle I want to talk about you par John Coltrane dans la version « Live at Birdland ». Muriel se lève et arrête l’audition du disque juste avant le solo de McCoy Tyner :

-  Faut qu’on parle

C’était bien la petite phrase que Jérôme redoutait le plus d’entendre et il fallait que Muriel la dise aujourd’hui alors que tout semblait aller, semblait oui, seulement voilà faut qu’on parle. La journée avait plutôt bien commencé, elle semblait être dans de bonnes dispositions avec ce sourire au réveil qui le faisait craquer pendant toute la journée faut qu’on parle. Jérôme craignait le pire, une nouvelle fois comme les autres, s’étourdir de mots réels, s’estourbir de maux imaginés, avait-elle choisi ce disque intentionnellement, cette question avec ce faut qu’on parle qui commençait déjà à le gonfler sérieusement, qu’on parle de quoi de qui de tout de rien, nouvelle parlote, bavardage verbeux, verbiage incessant, baratin insipide, logorrhée interminable, bagout fadasse…

Cette fois, Muriel est surprenante, calme, enfoncée/lovée dans son fauteuil favori, elle commence, pas un mot plus haut que l’autre, la voix posée, un débit fluide et contrôlé, la prononciation parfaite, le discours structuré contrairement à son habitude, elle regarde Jérôme comme si c’était la première fois ou bien la dernière ou entre les deux, il s’attend au pire car cela a l’air d’être très sérieux ce qui lui met le moral et le mot râle plus bas que les chaussettes… et tout cela, au bout du conte, pour s’entendre dire… qu’on n’avait plus rien à se dire…

Tu parles !

Hé, vous n’allez tout de même pas la contredire… tiens, et si on remettait le Coltrane au début I want to talk…

© Jacques Chesnel

20:05 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (7)

20/05/2013

MARIE LÀ-HAUT

 

Cela fait déjà un moment qu’elle est là, que je l’aperçois dès le lever du store de ma chambre, jusqu’au dernier coup d’œil avant de le rabaisser au moment du coucher. Je la vois aussi subséquemment au cours de la journée quand je mate dehors pour voir le mauvais temps qu’il fait. Tiens, le temps justement ne lui fait pas peur qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, seule sa position change un peu, on dirait qu’elle tourne un peu sur elle-même avant de reprendre une position qu’on dirait normale. Au début, j’étais intrigué par toute cette ferraille, cet emprisonnement dans ces tubes de fer de treillis et de longerons dans cette longue flèche en porte-à-faux reliée par un câble à la tour où son nom apparaissait, resplendissant : MARIE  dans un petit panneau avec les lettres majuscules peintes d’un beau bleu à quelques mètres de hauteur, l’équivalent de 12 étages d’immeuble à vue de nez à une distance d’environ 30 mètres au pif face à l’immeuble érigé devant le mien. Elle avait dû arriver quand je n’étais pas là, elle avait dû apparaitre en quelques jours sans prévenir mais combien de temps allait-elle rester perchée là-haut… Réponse : le temps des travaux de construction de ces nouveaux logements car vous avez compris que MARIE est une grue de chantier. Grande fut ma déconfiture lorsque j’appris par les ouvriers que la grue n’avait pas de prénom pas CE prénom, c’était seulement le nom de l’entrepreneur pour se faire de la pub, marquer son territoire, Monsieur Marie, patron de la « Société de Construction Roméo Marie et Fils », que j’ai rencontré sur le tas tard, je lui pose alors la question sur le quiproquo, ç’aurait pu être le prénom de votre femme, non ?, non, ricana-t-il, elle se prénomme Juliette.

-  Vous aussi, hein, vous avez fantasmé sur Marie, comme tout le monde dans l’coin, me dit, goguenard, le gros rubicond très con qui en réalité se prénomme Edmond, si vous saviez, même mes ouvriers, alors je les laisse dire

Ce matin, on est en train de démonter Marie ; je commençais à m’y habituer… malgré Juliette… comme les autres dans le quartier, sans doute.


© Jacques Chesnel, déçu

11:06 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (4)

16/05/2013

IL SUFIT PARFOIS D’UN RIEN

 

Dans la rue, un matin

.Jérôme et Muriel se croisent, ils échangent un regard, quelques pas et Jérôme se retourne, Muriel ne se retourne pas

. Muriel et Jérôme se croisent, ils échangent un regard, quelques pas et Muriel se retourne, Jérôme ne se retourne pas

. Jérôme et Muriel se croisent, quelques pas, ils ne se retournent pas et continuent leur chemin

. Muriel et Jérôme se croisent, ils ne se regardent pas, font quelques pas et ils se retournent tous les deux en même temps puis courent l'un vers l'autre : leur histoire d’amour vient de commencer

Comme quoi il suffit parfois d’un rien.


© Jacques Chesnel, retourné

21:15 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (2)

13/05/2013

LES ACCOUTUMANCES DISPARATES

 

Muriel avait un peu appréhendé, le séjour chez une personne âgée ne serait-ce que sa tante Ginette avec ses 77 balais de printemps pouvait lui poser problèmes, conflit de générations dit-on, même provisoire même pour quinze jours. Elle avait accepté son invitation car elle avait gardé une bonne impression lorsqu’elle l’avait rencontrée la dernière fois lors d’un enterrement d’une cousine, elles avaient bien rigolé pendant les remerciements t’as vu la bonne femme là-bas avec son galurin de traviole, cette grenouille qui trempe son cul dans le bénitier et s‘envoie notre curé et celui-là avec son air bonasse qui mate les enfants de chœur en aube, si tu savais ma pauv’ petite tout ce monde de pervers et de faux-culs tu sais la Yolande qu’est dans l’trou c’était une sacrée rapide pour faire la fête et maintenant c’est râpé ici mais elle va leur en faire voir là-haut hihihi, un vrai souk pire que celui de Marrak-lèche elle avait une de ces pêches la tata Ginou… voilà des signes qui ne trompaient pas, mais toute une semaine…

Tenez voilà par exemple le déroulement d’une journée à la mode 24 heures du Mans dans le petit appart’ de la tantina biarrote : elle, lever à sept heures, moi onze, elle déjà pimpante, moi la tête dans l’cul, elle petit dèj’ copieux avec céréales, moi un caoua pas plus, elle les courses à fond la caisse chez les petits commerçants du quartier moi suivre en maugréant, elle déjeuner à midi alors que moi pas faim, elle bouffe bio régime crétois moi McDo merdo, elle sieste obligatoire moi désœuvrée à part la télé, elle reçoit ses copines pour bavarder et jouer à la canasta moi cherche bouquins rien que des études et essais philosophiques peu de romans, elle cinq heures rituel du thé vert sans sucre moi un Coca-cola, elle oh quelle horreur comment tu peux boire ça, elle les infos sur FR3 moi sur M6 dans ma piaule, elle à sept heures elle hurle à table moi j’ai pas fini de digérer, elle bon on se fait un film moi je préfère les variétoches débiles, elle ah Danielle Darrieux moi oh Jean Dujardin, elle déjà 10 heures hop au lit moi je sors à peine des limbes et du reste je vous fais grâce de la suite…

Quelquefois, Ginette se mettait à marmonner du genre : bon, c’est pas tout ça, on ne panique pas et on ne nique pas non plus car question bagatelle et autres cabrioles ben calme plat depuis la mort de ton oncle Albert, médecin de son vivant, malgré les réminiscences qui me chatouillent encore parfois et parfois je me retiens de enfin comme dit mon copain de lycée Jean-Pierre Marielle que j’adore, ya pas intérêt à m’faire chier ; d’autre fois, Suzanne veut que j’écrive un blog mais tu me vois raconter toutes mes conneries à des inconnus ou bien Yvette m’a dit que le petit Sarko veut refaire surface comme si il en avait pas assez avec sa chanteuse à texte et à phone ou encore ce matin ya le commis boucher qui m’a fait du gringue il doit être myope ou pervers ce jeune con, il faut que j’écrive à la météo parce que là ce n’est plus possib’ oh tu baisses le son de cette radio déjà que je supporte pas le rapt en anglais mais tante Ginette c’est Orelsan c'est en presque français j’men tape Albert aimait beaucoup André Verchuren un as de l’accordéon ainsi que la chanteuse Georgette Plana qu’est morte moi j’me pâmais à Georges Guétary qui chantait la main sur le cœur et la main leste et puis c’est pas maintenant qu’on va me faire changer mes accoutumances disparates pas à mon âge quand même, c’est quoi tata ton jargon toutes ces coutmances, ah je préfère ça aux habitudes différentes cela me démarque des copines bêcheuses le p’tit doigt en l’air, dis, on n’a pas sonné à la grille du portillon ?, tu jettes un œil…

  • Jérôme ! te voilà enfin, c’est pas trop tôt enfin, t’as fait bonne route ? t’as une petite mine, j’ai préparé du bouillon…

© Jacques Chesnel, arrivé



11:39 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (2)

03/05/2013

CHET BAKER SUR UNE AIRE D’AUTOROUTE

 

Le temps était superbe, soleil voilé, une petite brise par la glace légèrement baissée en plus de la clim’. Jérôme était parti de bonne heure ce matin-là pour rejoindre Muriel en séjour chez sa tante Ginette (de la branche Branlon) à Biarritz (la branche Lagarde se trouvant à Menton avec tonton Georges). Pas trop de monde, pas trop de cinglés à fond les manettes se prenant pour Senna, pas de doublettes en queues de poisson, quelques gros trucks vrombissant avec des inscriptions fluo sur le pare-brise « Juan », « Miguel », « Maurice », lesquels en débardeur dans la cabine et matant des pornos tout en conduisant. Jérôme, on le sait, n’était pas spécialement fou de bagnole, mais cette petite dernière décapotable et décapotée lui plaisait beaucoup, il n’en était pas peu fier. Bon, cela faisait trois heures maintenant que Jérôme roulait sur cette autoroute, il était temps de faire une pause ; ce fut d’abord un arrêt-pipi et bière sans alcool à l’aire dite L’Estalot avant la traversée de Bordeaux qu’il savait compliquée à cause du trafic. Reparti, il fouilla dans la boite à gants à la recherche d’un CD et trouva son préféré celui dans lequel Chet Baker chante Every time we say goodbye I die a little qu’il fredonna de concert, roulant décontracté et souriant au souvenir de sa dernière nuit plutôt hot avec Muriel qu’il allait bientôt revoir et zou ; il appuie sur la touche « repeat »…

Chet chante toujours tandis que Jérôme décide de faire un nouveau break pour se détendre et entre sur une aire de la N 10 où est stationnée une seule voiture immatriculée GB. Une dame sort des toilettes en se tenant le ventre et en riant, dit quelques mots à son compagnon qui  s’esclaffe quand elle lui raconte sa mésaventure que Jérôme entend discrètement : en se baissant sur le WC à la turque, elle a craqué l’élastique de sa culotte qu’elle est en train de perdre. Il leur adresse un sourire gêné, ils lui répondent par un geste complice quand, soudain, une voiture vint se garer à côté de celle de Jérôme, un décapotable décapotée conduite par une ravissante jeune femme semblant s’échapper comme par miracle d’une nouvelle de Francis Scott Fiztgerald et qui écoutait Chet Baker chanter When I fall il love it will be forever, les deux chants se superposant ainsi. La coïncidence est troublante et fait penser à une séquence insolite, surprenante qui pourrait se trouver dans un film de Pedro Almodovar ou un mélo hollywoodien de Douglas Sirk, d’autant que la voiture est de la même marque que la sienne, une Austin mais d’un modèle plus ancien avec le volant à droite. Pendant que le british couple s’éloigne en leur faisant un signe d’adieu, les deux portières se frôlent lorsque Jérôme et la conductrice sortent conjointement de leurs autos ; ils se sourient puis éclatent de rire, se présentent Jérôme, Marjorie, et vous allez où comme cela ? à Biarritz retrouver ma compagne, et vous ? à Dax rejoindre mon mari médecin à un congrès de thalasso, pendant que Chet, infatigable, continue de chanter ses tristes histoires d’amour entremêlées, Every time we say goodbye I fall in love and I die a little forever…

Et pendant tout le temps que Jérôme et Marjorie devisèrent gaiement tout en flirtant sur leurs voyages respectifs, s’élevèrent enfin dans les airs la sonorité délicate et fragile de la trompette de Chet Baker ainsi que ses somptueuses envolées lyriques sur cette aire d’autoroute presque déserte.

© Jacques Chesnel, enchanté

12:04 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (3)