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21/03/2014

LE TÉLÉPHONE SONNE TOUJOURS TROIS FOIS OU LE RETOUR À QUIMPER

 

 D’abord des rumeurs comme il y en a tant et tant dans le monde du cinéma ou dans les autres microcosmes vous savez quoi il paraît qu’Ingmar a envie de tourner un thriller non c’est pas vrai si un polar tu rêves Bibi dit que si même que l’action se passerait comme d’habitude sur sa chère île de Farö Max en fait une tête il voudrait bien faire partie de la distribution mais le patron peut lui préférer Gunnar au visage plus lisse Eva est convaincue qu’elle sera en bonne place sur l’affiche ; je cherche à dire la vérité sur la condition des hommes ; j’éprouve un besoin incoercible d’exprimer par le film ce qui, de manière toute subjective, se forme quelque part dans ma conscience avait-il déclaré à une revue française tout y était cela collait parfaitement tu connais plus noir que Bergman toi…

Il fallait que la nouvelle tombe à la une du Dagens Nyheter : « BERGMAN SOLLICITÉ PAR HOLLYWOOD POUR UN FILM POLICIER et voilà le tout-cinéma suédois en effervescence et les interrogations allait-il emmener ces comédiens favoris ses techniciens habituels on ne sait jamais avec ces syndicats corporatistes américains lui imposerait-on les vedettes à la mode de là-bas les Brando Bogart Cooper Hayworth Turner Tierney… l’affaire faisait grand bruit vous voyez notre homme passé à la moulinette Zanuck ou happé par le lion de la MGM ou par les autres grands producteurs des non moins célèbres studios laisserait-il lui le père la rigueur sa copie aux trafiquants de pellicule aux maniaques du ciseau aux monteurs sans scrupules à la solde des affairistes aux ligues de vertu sourcilleuses baisers et scènes de sexe…

Ingrid tournait en France sous la direction d’un metteur en scène dont il n’arrivait pas à se souvenir du nom imprononçable pour lui les extérieurs étaient filmés en Bretagne. Avant de partir aux USA , son grand ouest à lui, Bergman se dit que découvrir ce pays de légendes dont la Thulin lui décrivait sites coutumes et personnages serait une occasion unique. C’est ainsi qu’il arriva à Quimper pendant les grandes fêtes de Cornouaille par un après-midi ensoleillé qui le surprit. Ingrid avait réservé une chambre au Grand Hôtel et ils retrouvèrent toute l’équipe du film à l’Auberge Ty Coz, les deux jours avec elle furent l’occasion de visiter la rue Kéréon les jardins de l’Evêché et de descendre l’Odet en bateau ; il lui parla de son projet américain espérant qu’elle pourrait vite le rejoindre dès les extérieurs terminés ; il se sentit vraiment seul à l’aéroport de Pluguffan quand il ne vit plus son mouchoir en bout de piste ; l’aventure américaine allait bientôt commencer on allait voir ce qu’on allait voir…

 

Quand il arriva à Hollywood personne ne l’attendait à l’aéroport, pas de limousine avec représentant de la prod, pas de suite réservée à l’hôtel convenable sans plus… après trois jours à tourner en rond dans sa chambre du Garden of Allah Hotel (là où avait séjourné le génial Scott Fitzgerald qu’il avait découvert après la guerre traduit dans un mauvais suédois) Bergman reçut enfin un coup de téléphone du studio, il devait se présenter le lendemain à la MGM à Culver City, une voiture l’attendrait à 15 heures tapantes pour une entrevue avec le big boss… Sûr que pendant ce temps les ragots avaient couru bon train dans les somptueuses chaumières de Beverley Hills vous connaissez son intransigeance sa méticulosité enfin à ce qu’on dit et avec ses actrices moi ma chère je ne pourrais jamais c’est d’un triste une telle vulgarité tous ces gens qui batifolent entre eux en se triturant les méninges comme dans attendez j’en ai vu dix minutes pas plus cette histoire de fraises avec un vieux bonhomme au nom impossible Victor Sjöj quelque chose comme ça.

Hello Inggy mon cher vieux content de vous voir ah ah ah tenez voilà votre script du cousu main comme on sait le faire ici well nous avons des équipes de scénaristes formidables des types épatants carte blanche pour les artistes of course des vedettes hein des noms de chez nous et internationaux oh Inggy je peux vous présenter une jeune protégée à moi très très bien comment dire very sexy ahahahah ok Inggy voyez ma secrétaire pour l’avance bye Inggy ; Bergman lut le scénario enfin ce qui ressemblait à un scénario passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel son teint restant au violet pendant de longues minutes tout juste bon pour la poubelle encore fallait-il qu’elle soit immense pour ramasser ce tas de conneries lieux communs situations éculées personnages débiles ce genre de choses contre lesquelles Lubitsch Fritz Lang Stroheim Chaplin tous ces européens de génie avaient dû se battre en y laissant pas mal de plumes… un policier à la scandinave on allait voir ce qu’on allait voir…

 

Le survol de Quimper lui revint en mémoire quand il décida brusquement qu’il avait faim et besoin de voir du monde pour se changer les idées ; au restaurant il aperçut un homme corpulent au rire énorme en compagnie d’une femme qu’il reconnut de suite de : Marlène Dietrich ; elle fit les présentations Orson Welles Ingmar Bergman ah oui Icebergman rugit-il prenez donc un verre avec nous ; il savait depuis longtemps que Welles l’affublait de ce sobriquet et il lui demanda pourquoi : hey vos films brûlent comme la glace mon vieux ; après quelques verres Bergman s’effondra sur la table pendant que les martinis explosaient dans sa tête et que Welles hurlait Icebergman Icebergman Iceberg…

Ce qu’il aimait le printemps à Stockholm son Dear Old Stockholm dans sa version préférée celle de Chet Baker et Gerry Mulligan, il revoyait dans sa dérive alcoolique ses déambulations dans ce vieux Gama Gatan les flâneries au Djurgarden les rencontres inopinées sur la Kornhamnstorg la virée avec Ingrid et ce cinéaste français dont il ne pouvait retenir le nom à Pont-Aven et le repas au Moulin Rosmadec le homard grillé le canard au cassis lui revenaient en mémoire et à la bouche non pas les aigreurs de ces foutus martinis mais la saveur des rotmos och fläsklägg le tout accompagné d’une blonde kall pilsner oh les joies de sa découverte de Strinberg et de son Röda Rummet son livre préféré les premiers films de Victor Sjöström vieux maître ami cher que les gens d’ici appellent Seastrom les œuvres du voisin danois Carl Dreyer les soirées avec Asa et Staffan les amis d’enfance qui lui firent connaître Cocteau Renoir Feyder et le cinéma américain ah America mon Grand Ouest à moi où tout va si vite… trop vite pour lui affalé sur son lit d’hôtel où Welles l’avait fait déposer il allait attraper un rhume avec cet air conditionné on allait voir ce qu’on allait voir…

 

Il faudrait téléphoner à Ingrid là-bas cette carte postale du port de Concarneau aïe ma tête et aussi à … les rires sans fin de Birgit dans son petit appartement de Gyllenstiernsgatan quand elle se trémoussait dans ses sous-vêtements commandés à Paris les visites à Mariefred chez Lars et Marianne dans la vieille Saab essoufflée les conversations interminables avec le compositeur Erik Nordgren au sujet de la musique de Törst les binious et bombardes à Locronan devant la chapelle du Pénity le visionnage des prises de Sommarnattens Leende en compagnie d’Ulla Jacobson Eva Dahlbeck Harriet Anderson Bibi et ce cher Gunnar Björnstrand qui nous apportait des tartes de sa grand-mère les crèpes de l’auberge de Toulföen à Quimperlé les répétitions au Dramatten Teatren tous ces souvenirs d’enfance et ce voyage en Bretagne dont je pourrais faire un film on allait voir ce qu’in allait voir…

 

Nom de dieu ces gens qui s’injurient dans le chambre voisine il me faudrait un alka-selzer prendre une douche froide Welles n’y était pas allé de main morte avec ses martinis il m’ennuyait avec son iceberg ce gros ourson sympathique quand même quelle claque quand j’avais vu Kane pour la première fois j’avais fait le coup de poing pour lui dans le cinéma quelle bagarre il faudra que je lui raconte aimait-il mes films brûlants de glace mais où est cette sonnerie bordel la recherche d’une chambre sur la route de Quimper c’est complet M’sieur-Dame juste une chambre minuscule je m’en souviens Kervéoc’h ce qu’on avait ri avec Ingrid répète après moi Ker Kervé Kervéoc’h cela se prononce ok n’est-ce pas ce scénario écrit par une bande de rigolos nous avons des gars formidables Inggy tu parles ces personnages stéréotypés cette violence gratuite pas étonnant que Faulkner ait claqué la porte que et maintenant ce téléphone boum qui tombe Monsieur Icebergman est absent et allez vous faire foutre je vais vous en écrire un moi de scénario un détective fils de pasteur pacifiste sobre et impuissant rencontre un tueur antimilitariste laid et non ils voulaient de l’inédit dans le sordide une odyssée calamiteuse une danse de mort de paumés Inggy je voyais Ingrid courant sur la plage de Fouesnant et me faisant de grands signes viens Ingmar viens promenons-nous un peu viens on allait voir ce qu’on allait voir…

et maintenant des odeurs des images floues de nouveau ma mère glissant dans ma poche de petits gâteaux secs ces peparkakor que j’aimais tant grignoter sur le chemin de l’école le grand nœud de taffetas rose de la petite-fille des voisins que j’accompagnais mes parents chez des amis proche de la place Östermalmstorg mon premier travail d’assistant la première revue porno que je déchiquetais fiévreusement après maintes lectures qui ne me rendaient pas sourd mon premier baiser d’amour avec Greta Garbo dans un rêve récurrent le sourire timide de cette jeune fille en bigouden à Rosporden vous êtes réellement Ingmar Bergman vous savez j’ai vu trois fois Le Septième Sceau le silence glacé du public à la fin de Till Gladje oui et maintenant ce garçon d’étage qui me secoue are you mister Bargmen are you ok le téléphone sonne c’est pour vous non pas maintenant cela vient de France je crois ne criez pas si fort de France mister j’ai envie de vomir allo Ingrid au secours ta main sur mon front en feu là là tes lèvres si fraîches caresse-moi les épaules oui comme ça doucement oh Ingrid il fait très beau à Quimper Ingrid toi on allait voir ce qu’on allait voir…

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La voix de la femme aimée l’avait réconforté presque guéri demain il allait revenir à Quimper ; le coursier prit l’enveloppe voilà pour le big boss dedans une lettre désolé impossible tourner voilà votre chèque votre scénario et voici l’histoire que j’aurais pu écrire et signer Icebergman…

 LE TÉLÉPHONE SONNE TOUJOURS TROIS FOIS

 Une chambre ; grande, tapissée de bleu

 Richard a une spécialité ; il tire trop la couverture sur lui ; on avait tout juste éteint la lumière que même moi au milieu du lit je n’avais plus rien sur le pyjama ; Margarita à cause de la chaleur dormait à poil et cherchait désespérément à se couvrir ; à trois sur notre paddock on se sentait plus serrés que des sardines dans une boîte d’allumettes ; il avait insisté pour que je couche au milieu je me demande bien pourquoi ce n’était pas le genre de mec pour Rita qui avouait un certain penchant pour Mark que moi je ne trouvais pas si terrible que ça… j’avais enfin récupéré un peu du drap quand le téléphone grésilla pour la première fois, Rita dégaina plus vite que moi en grommelant mit son déshabillé vert tilleul et décrocha

- c’est pour toi, la dame à la voix haut perchée

je le secouai avec vigueur tout en restant sur mes gardes et il émergea au bout de cinq minutes avec des allumettes entre les paupières

- allo yes that’s me… et commença une longue conversation ; il n’avait pas l’air dans son assiette à quatre plombes du mat’ ; je compris qu’il injuriai doucement la gonzesse avec une violence distinguée ; il raccrocha une pichenette sur le combiné et nous fit un signe de la main que c’était rien, il but une rasade de J&B alluma une clope et se repieuta en pétant, Rita haussa les épaules et se retrouva de nouveau nue dans la minute qui suivit dans un silence de mort à couper au couteau ; je retombai dans les bras de Morphée en me faisant tout petit car il s’était couché en chien de faïence et je regardai cette carte postale du port de Concarneau sur le mur en essayant de me rendormir quand cette connerie de téléphone retentit à nouveau, cette fois j’enjambai la bonne femme qui me fit toc toc avec le majeur dressé d’abord bien droit sur sa tempe platinée ensuite

- ouais, euh, c’est pour qui… euh, il dort, attendez je vais voir

il mit beaucoup plus longtemps à émerger que la première fois et les poutres avaient un mal de chien à tenir ouvert ses yeux bouffis ; on avait compris moi et Rita qu’il devait s’agir de la même cinglée car dès le début le débit de Richard s’enflamma et les jurons fusèrent plus vite que les V2 sur London en 43 il brailla qu’elle le faisait plus que chier que Hawks était un génie et elle une pauvre conne minable et que merde… l’écouteur partit comme une flèche et valdingua sur la porte de la salle de bains fraîchement repeinte orange amère

- non mais il est con ce mec ou quoi vociféra Rita sortant des vapes comme après une bonne cuite

- hé mec cette emmerdeuse te souhaite la bonne nuit bailla Richard qui s’envoya deux rasades à tuer un bison avant de s’écrouler sur moi avec la délicatesse d’un quinze tonnes tombant dans le ravin…

la troisième fois nous restâmes Rita et moi cloués sur le satin et médusés par la vitesse avec laquelle cette fois notre camarade s’échappa du pucier en faisant un détour vers la chaise où s’avachissait son vieux trench mastic virant gris plomb je crus qu’il allait se jeter un autre gorgeo quand je vis son mauser dans sa pogne et que celui-là ne sortait pas du magasin des accessoires de la MGM il ne prit pas le temps de viser cligna seulement des yeux avec une lenteur effrayante tira trois fois tandis que Rita hurlait et que je mouillais le drap enfin récupéré le sang giclait à flots ininterrompus du récepteur du téléphone et commença d’envahir rapidement la chambre et que Richard dansait une danse du scalp effrénée et grotesque tandis que Rita en femme d’intérieur avisée se demandait avec angoisse où on pouvait trouver rapidement des gilets de sauvetage car à la vitesse où ça coulait on allait bientôt…

 

FIN

 

Voilà le genre de scénar que j’allais lui servir à l’autre connard de producteur avec ses Inggy… on allait voir ce qu’on allait voir.

Ingrid l’attendait à l’aéroport de Quimper-Pluguffan ; quelques heures plus tard ils descendraient de nouveau ensemble l’Odet en bateau… en attendant le retour au pays pour écouter Dear Old Stockholm.

  

© Jacques Chesnel

23:04 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (3)

14/03/2014

IL SUFFIT PARFOIS D'UNE LETTRE OU PLUS ...

 

Aujourd'hui, je trempe mon nuien comme je pneu en ne faisant bien du bout je maîlle aux borneilles, je me ttrague loudoureusement, je naudeguabe dans la saison, ça paraît riducile mais c'est gomme ça, tout va de guiguette à la va-comme-j'te-tousse, il a fusil que Muriel s'en bêle pour que ça banque de moirer brave ou tutti cantique, ya des fours où le bonde va si mâle et qu'on se met à feindre peutisement pour un oui pour un nom je vous fais pas un bessin, ça lavait pourtant bien bétuder au rébeil avec de frais câlins du patin me foutant une crique du diable à pendre loujax le pieu Van qui en connait un crayon en la manière, le p'tit déneujer comac avec du pus d'aronge pio, des céraèles et flacons d'ovianes et maisins de cinrothes, des donrelles de vain barré vrillé, un frais vestin du patin comme à l'hetôl, j'en haie ripres feux dois à m'en pêcher les babouines, on est renourter au plamurd et berelote carc carc le bied pleu l'axeste le rapadis le narvina qui fait tonmer Muriel au flapond ... C'est èpras que cout à féroi, j'ai pélou mon sub taré le motré, arriévi en terard au rubeau et que le pontra m'a sim à la potre mes dansit ça teup plus ruder souv naez aunuc sens (ha ah) de l'axectutide et j'en ai ramme vrague valoi, rivé vous êtes rivé Jôreme leugue le cem tout goure de locère...et je suis trenré chez roi la euque casse débolarisé en me sandit que décédiment c'était vrenmait nue néjoure de dreme... ya des menmots comme ça à se guinfler mais ça ari miuex medain, c'est joutours ce qu'on tid dans ces sac-àl, av voirsa !.

 

© Jacques Chesnel

21:55 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)

07/03/2014

MADELEINE ET MADELAINE

 

Je n’avais pas souvent évoqué quelques souvenirs de mon enfance à l’amour de ma vie et cette nuit là après avoir raconté les petits faits du quotidien, échafaudé des projets plus ou moins lointains, juste avant les derniers câlins, allez savoir pourquoi me sont revenus ces souvenirs, ces images, ces personnages, ces parfums, ces…

 

Madeleine, quarante ans, asthmatique grave, était mariée avec Raymond, gazé sérieux en 17, c’était une cousine germaine, j’avais dix ans quand je suis tombé amoureux d’elle, enfin un amour de gamin tout naturellement ; ils tenaient une ferme dans un petit bourg de l’ouest normand. Ce fut pendant les vacances d’été que tout a commencé quand les parents nous confièrent mon frère et moi à ce couple pendant trois semaines, mes premières plus belles vacances… En plus de ma période mystique (je voulais être prêtre et jouais à dire sérieusement les offices en chasuble avec le frangin qui prenait des beignes en qualité d’enfant de chœur indiscipliné), j’avouais une autre passion… pour les vaches de la ferme… ah ma belle brunette normande, la tendresse humaine de ton regard et ton souffle chaud sur mes mains caressantes ; j’aimais bien conduire le troupeau aux herbages et le raccompagner à l’étable, sans coup de bâton, rien qu’à la voix… oh, oh là hoo… on faisait les foins aussi, perchés haut sur les charrettes remplies ras bord, fiers comme deux Artaban des villes, et ces glissades ensuite…

L’odeur du pain grillé nous accueillait le matin et, surtout, le gentil sourire et le halètement inquiétant de Madeleine toujours en blouse fleurie de petites marguerites que l’on comptait dans son dos pour la taquiner qu’y sont malicieux mes garçons (elle n’avait pu avoir d’enfant), çavati té mon Paulo, çavati té mon Jâââcquot arrgh ffh, alors et cette bonne nuit, hein, arrrgh ffffhh… le bol de chocolat est prêt le beurre de ce matin est sur la table pour mes petits… et ce carillon qui sonne tous les quarts d’heure au début c’est insupportable mais quand il s’arrête ça nous manque, se laver maintenant dans l’arrière-cuisine en pompant dur l’eau à la main dans le broc sous la réclame des outils et nouvelles machines agricoles Alfa-Laval rutilantes d’un rouge vif présentées par une dame un peu dévêtue de la poitrine, ah ça alors… allez vite à la messe dans le jardin, une baffe à mon enfant de chœur et hop à l’étable, puis aux champs…belle journée en perspective...

Raymond prit un air mystérieux de vieux roublard à qui on ne la fait pas et nous emmena devant la porte d’une grange fermée à double tour… bouches bées, nous contemplâmes une vieille guimbarde Renault décapotable décapotée et fort défraîchie qu’il nous présenta comme son taxi de la Marne, son trophée de guerre, sa Rolls des campagnes… le démarrage fut poussif, toussoteux, pétaradant, enfumé et puant, mais se pavaner ensuite dans le village comme des Artaban de campagne quel plaisir, et ces envieux devant la merveille, seule automobile du village à cette époque…

Cela dura un petit mois et prit fin quand dans les champs sous un soleil comme il n’en existe plus guère aujourd’hui apparurent deux silhouettes en habits noirs du dimanche, nos parents, qui se précipitèrent sur nous en pleurant, nous aussi, Madeleine aussi, pas Raymond ému quand même les yeux rougis... le lendemain, nous apprenions le drame, la raison de tous ces sanglots… la perte d’un petit frère mort-né… les vacances étaient terminées…

 

Rentrés, nous avions la permission d’aller au stade-vélodrome où tous les dimanches il se passait quelque chose de passionnant, ah ces Harlem globe-trotters qui cachaient le ballon de basket sous leur maillots en prenant des airs étonnés en regardant le ciel, et au foot, t’as vu le dribble de Kopa, et cet arrêt de René Vignal le Serge Lifar du ballon rond… mais celui qu’on préférait parmi nos préférés, c’était un coureur cycliste sur piste, Madelaine, on n’a jamais su son prénom on a jamais voulu savoir il n’y avait que la première lettre un R (Raymond ?), une belle gueule bronzée sous son casque en bourrelets de cuir à la Robic avec son vélo flambant neuf en alu, une selle pointue en vrai cuir et des cale-pieds réglables, le guidon sport enroulé avec du chatterton, le super luxe quoi… et puis c’était lui le plus fort, il était imbattable, en sprint, en poursuite, en américaine, par élimination, invaincu en vitesse pure, roi du ralenti, seigneur du plongeon du haut de la piste vers le bord en dangereux piqué vlouf … il nous faisait quelques fois un petit signe de la main, il nous avait repéré on criait les plus forts vas-y Madelaine vas-y Madelaine, notre pistard à nous… un jour il y eut un championnat avec des grosses primes annoncées au micro par le spiqueur, il avait mis un nouveau maillot, un rouge avec une barre verticale jaune son dossard avait le numéro 7, c’était lui le plus beau, le plus fort, oui, il gagna la course la plus belle, la plus richement dotée, un réfrigérateur Machin…

le jour de la victoire de notre coureur favori, nous apprenions en rentrant à la maison la mort de Madeleine, elle n’en pouvait plus de son asthme, elle s’était ouvert les veines dans sa baignoire… nous ne retournâmes jamais à la ferme ni au vélodrome, on ne revit jamais Madelaine, celui avec deux a… et ne plus me parler de Madeleine…

 

parlez-moi plutôt de l’amour de ma vie qui cette nuit là fut encore plus tendre que d’habitude si c’est possible…

 

© Jacques Chesnel

19:26 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (2)