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27/06/2015

LE COUP DE LA PANNE

 

 

Il y a encore quelques années, quand les automobiles étaient moins fiables que maintenant, le coup de la panne restait pour les timides comme Jérôme un moyen d’approcher les filles, il en avait fait souvent l’expérience. Le problème, son problème à lui, était qu’il arrivait parfois que la panne du moteur, mécanique ou carburant, entraînait une panne plus délicate : la panne des sens et alors là rideau, consommation impossible, nada. Non seulement il était vexé mais il avait quelquefois reçu une ou deux bonnes gifles, une pour la bagnole de merde, une pour être resté en rade. Pour remédier à une éventuelle défaillance, il avait eu recours à sa roue de secours perso : des aphrodisiaques naturels d’abord, fruits de mer, ail, piment, céleri, coriandre, gingembre, raifort, vanille ou bien des vitamines (arginine, dopamine, maca…) ou des produits achetés dans les sex-shops (genre power capsules) qui lui coûtaient bonbon. La pire situation : les pannes conjointes, impossible de redémarrer la bagnole, pas possible de réveiller le commis qui roupillait sur les pruneaux affalés sur la banquette en skaï. 

Il fallait donc, dans le premier cas, utiliser la manivelle, dans le second reprendre son mâle en patience, l’avoir bien en main, repartir à zéro, recommencer tout le boulot, retrouver son coup de main et le bon chemin et ne pas s’endormir de nouveau sur le rôti, plus facile à dire qu’à faire sauf si, hélas, la conquête avait décidé que la fête était foutue et qu’on ne l’y reprendrait plus jusqu’à la prochaine fois mais avec quelqu’un de plus performant, pauvre Jérôme. Il avait changé plusieurs fois d’automobile en fonction du confort pour pratiquer plus aisément ses galipettes et, en équilibrant son budget suite à sa promotion de nouveau trader efficace, il avait pu s’offrir enfin un 4X4 d’occasion quasiment comme neuf. Il passait ainsi des minettes en peu bêtasses aux donzelles dans le vent excitées comme des puces sur la vue de l’engin, certaines n’hésitant pas à le tanner, ce qu’il considérait comme une manne inespérée. Ça se bousculait au portillon de sa rutilante caisse, mais allez faire le coup de la panne avec une tire mastoc et flambante, les filles qui montaient n’étaient pas dupes, elles voulaient juste savoir quand et comment le Jérôme allait s’y prendre ou se méprendre ; d’abord le choix du lieu, l’heure et le baratin du genre tiens mais qu’est-ce qui se passe j’ai pourtant fait le plein, c’est bien la première fois que cela m’arrive, ah je vois et les filles ne voyaient rien du tout à part la mine déconfite quand elles sortaient en claquant fort la portière vlaaam ou s’étonnaient quand le petit oiseau de monsieur ne voulait pas sortir malgré les manipulations parfois épuisantes, et là c’était pire que la Bérézina, l’humiliation, la honte, la flétrissure , voire l’infamie. Quand ça marchait, il ne se tenait plus de constater sa réussite et le faisait savoir devant la jouvencelle extasiée par ses prouesses sexuelles autant que voiturières.

 Pour corser ces aventures, Jérôme essaya le con-voiturage pas très concluant, puis le stop avec les surprises bonnes et mauvaises qui vont avec, la plus étonnante pour son ingénuité relative fut la difficulté de se débarrasser d’un travelo d’une beauté à vous couper le souffle et à faire monter l’adrénaline ainsi que le reste. Les bonnes fortunes le dispensaient du coup de la panne obligatoire mais un incident mémorable est à venir et à raconter. En allant à un rendez-vous dit galant, Jérôme s’arrêta pour prendre un homme qui faisait des signes désespérés sur le bord de la route ; il vit à son col et à la croix qu’il portait que c’était un prêtre, un abbé, un curé, un chanoine, un évêque, un cardinal, allez savoir maintenant qu’ils ont tous le même costume gris neutre. Les deux occupants devisent aimablement, le régulateur de vitesse indique 4000 tours, vitesse 130 kms à l’heure, la radio en fond sonore, ah ! le deuxième concerto pour piano de Brahms par Nelson Freire, interrompu parfois par les indications du GPS… quand, brutalement le moteur hoqueta et que l’ordinateur de bord annonça un grave problème dans la pompe à essence… et la voiture s’immobilisa : la panne, totale !.

Alors le prêtre, l’abbé ou le curé, le chanoine, l’évêque ou le cardinal allez savoir pose affectueusement sa main sur le genou de Jérôme et dit vous savez mon jeune ami on m’a fait souvent le coup, je vous comprends, je suis gay comme vous, je vous trouve très mignon et je pense que maintenant il serait temps de penser aux choses sérieuses, n’est-ce pas !, dit-il en basculant le siège avec un sourire si prometteur que…. 

Pour Jérôme, ce ne fut pas le coup de la panne… plutôt la panique… puis le coût de la panne.

 

Jacques Chesnel

12:03 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (2)

18/06/2015

FIN DE PARTI (E)

 

Quand on lui tendit le micro, ce n’est pas sa main qui trembla mais le micro, du moins c’est ce qu’il prétendit après sa brève allocution. Il avait dû beaucoup ramé, faire beaucoup de circonvolutions pour admettre à la fin qu’il avait un peu perdu, un peu seulement. Ses amis, du moins ce qu’il lui en restait, se contentèrent de ricaner comme d’habitude, on ne se refait pas, on ne le refait pas. L’après-midi, il n’était pas allé au bureau, préférant resté en famille à regarder les chaînes du câble à la télé, faire un peu de piano sur son vieux Yamaha au son pourri pour se changer les idées car les nouvelles n’étaient pas très bonnes, il faudrait trouver des arguments et surtout ne pas faire grise mine, conserver cet air mi-hautain mi-méprisant qui était plus ou moins volontairement son image de marque. Il joua quelques standards de jazz, toujours les mêmes qui plaisaient aux vieilles dames qui le soutenaient avec leurs regards énamourés ce qui lui plaisait et le rassurait mais fit quelques fausses notes qu’il essaya de noyer dans ses improvisations habituelles. A cinq heures, il alla se changer et revêtit un costume sombre sur une chemise bleue clair et une cravate bleue foncé. Se baissant pour lacer ses chaussures en croco, il ressentit un léger vertige ce qui l’inquiéta quelques secondes après, cela faisait longtemps que cela ne lui était pas arrivé, comme un léger trouble dans ses certitudes ?. Il allait falloir coûte que coûte faire contre mauvaise fortune bonne apparence mais cette fois ce serait plus difficile. Quand l’auto vint le chercher pour le bureau, il ne salua pas son chauffeur et se trompa de porte pour entrer dans le véhicule, il prit la gauche et vit comme un présage, un mauvais présage. Son arrivée fut saluée par les vrais amis, du moins par ce qu’il lui en restait constata-t’il en regardant ses mains et ses dix doigts et pensa d’un coup aux rats qui quittent le navire, déjà ?. Il accentua son sourire dans un sens moins carnassier et fit la bise à sa secrétaire qui ne tendit pas l’autre joue. Un regard vers les journalistes dont il perçut l’air narquois et se rendit dans précipitamment dans son bureau dont il ferma la porte plutôt brutalement. Assis, il respira un bon coup et assura la dizaine de personnes que tout irait bien. Il savait comment réagir à ce genre de situation et le patron le savait aussi lui faisant totalement ou presque confiance, bien que depuis quelque temps le temps justement n’était pas ou plus au beau fixe sur le tactique, car c’était bien de tactique dont il s’agissait, à adopter. Faire le dos rond n’était pas son genre, mordre il savait faire mais là pas question, cela sonnerait comme un aveu visible. Ah ! l’ironie, railler l’adversaire, voilà, non, pas cette fois, astuce au retournement trop prévisible, parler d’abord d’autre chose, voilà voilà, commencer par parler d’autre chose, les sujets ne manquant pas, oui bon mais après revenir au sujet du jour où la France entière l’attendait et boirait ses paroles que certains trouveraient imbuvables et d’autres, quelques autres ?, circonstanciées, voilà voilà : circonstanciées, le mot adéquat. Pas besoin de notes, tout devenait de plus en plus clair, il esquissa un sourire de circonstance (bien entendu) qui rassura ce qui lui restait d’amis du moins pour l’instant car il savait qu’un jour cela pourrait, devrait, changer sinon il lui faudrait écoper l’eau de la barque après le naufrage. Il se leva, passa un coup de peigne dans les quelques cheveux sur son front dégarni ce qui lui donnait cet air de crâneur qui lui allait si bien, rajusta sa cravate, but une gorgée d’eau, c’est à vous dans trois minutes, les caméras sont prêtes, quand faut y aller.

Il se racla la gorge, fit un clin d’œil à sa secrétaire qui ne lui rendit pas, et sortit sous le feu des projecteurs.

Il commença son allocution avec un large sourire, mesdames, messieurs, chers amis, les choses étant ce qu’elles sont, je voulais vous dire que…

Il sortit sous de rares applaudissements et quelques ricanements puis se fit communiquer les derniers chiffres ; ce n’était pas bon, mais alors bon pas du tout.

 

Jacques Chesnel

17:27 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (3)

12/06/2015

NOUS AVANT

 

C'est en rentrant de chez Elvire après le dîner pour fêter l'anniversaire de Django que nous avons eu cette discussion sur un sujet que nous repoussions chaque jour : qui étions-nous avant de nous connaître et de vivre ensemble depuis toutes ces années, combien au fait, Muriel pensait 9, Jérôme affirmait 12… alors ?… peu importait ; notre couple fonctionnait bien, mais oui qui étions-nous avant notre rencontre, on n'en avait jamais parlé ou si peu, les parents, la famille, nos enfances, les études, les boulots tout ça oui, mais le reste, quelles avaient été nos vie amoureuses ? Était-il nécessaire d'en parler ? De remuer un couteau dans les plaies, d'ailleurs, y avait-il des plaies, des blessures, des drames enfouis ? Autant de questions jamais posées donc sans réponse… Les exemples de couples amis ou ennemis ne pouvaient les rassurer, la plupart des histoires s'étaient souvent mal terminées, par des ruptures définitives, des vaudevilles ou des tragédies. Qui allait commencer, se lancer dans le récit de souvenirs joyeux ou amers, volontairement ou non oubliés ou au contraire encore présents. On en avait des exemples quotidiennement avec les films ou les lectures que ce soient des chefs-d'œuvre ou des navets, des histoires vécues ou romancées, avec aussi l'étalage des aventures de gens célèbres qui inondaient la presse people ou les chaînes d'infos merdiques… alors à quoi bon !.

Sans compter sur la jalousie feinte ou avouée, les dérapages ou ce qu'on appelle les coups de canif dans le contrat, l'épisode du footballeur avec Muriel, les flirts en plans rapprochés/serrés/ferrés ou terminés en coucherie de Jérôme avec Aurore la nympho au cœur infidèle… sans parler des soupçons, bon dieu, les soupçons, quelle saloperie, un regard jugé trop insistant, un sourire trouvé peu résistant, une parole mal placée, un geste déplacé, une allusion, un sous-entendu entendu, un mot de trop ou pas assez, la plaisanterie à sens unique ou à contresens, une contrepèterie douteuse, des jeux de mots et de maux contrariant, des chemins dits de traverses hors des clous de la bien-séance, de la bien-pensance, des conventions convenues ou connes tout court, des présomptions, des doutes qui s'installent, s'implantent de façon pernicieuse et si et si et si…

Donc, c'est au moment de s'endormir ce soir-là au retour de chez Elvire que Muriel demanda à Jérôme si c'était vrai cette aventure avec Damien au collège et jusqu'où ?, hein, et toi la gougnotte avec Monica à la surprise-partie du nouvel an chez les Dubois, et l'autre pédé tu sais qu'il aime encore sucer les bites des copains de préférence les plus grosses, et ton footeux arrière de l'équipe avec sa coupe de cheveux à la con il t'a sodomisée, hein ?, ah on les connaît tes frasques, oh tu peux parler toi l'aguicheuse toujours prête à sauter sur tout ce qui bouge, mais moi j'ai pas de tendance pédophile à mater les petits garçons… et patati et patata et patate et toi et…. Ils s'endormirent au petit matin à bout d'arguments...

 

Le lendemain au petit déjeuner chacun dans leur coin en évitant de trop se regarder, Jérôme au moment de partir dit à Muriel :

- N'oublie pas que c'est ce soir qu'on dîne chez Elvire pour l'anniversaire de Django, tu penses au cadeau.

 

Jacques Chesnel

11:23 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)

05/06/2015

MON ÉTÉ 44

 

L'année de mes 16 ans, juillet, le premier mois de liberté enfin retrouvée.

Je portais des lunettes, souvent des pantalons de golf, je terminais ma période zazou, je n'avais pas de moustache (car je n'avais pas encore rencontré le pilote de la RAF et son superbe attribut qui me servira de modèle jusqu'à aujourd'hui) j'étais maigre comme un clou, encore puceau, enfin presque, et je jouais de la clarinette en autodidacte ; la veille on avait répété de nouveaux morceaux pendant le bombardement du centre-ville, on avait l'habitude depuis le 6 juin au matin, on prenait depuis notre mal en patience et on attendait d'être libérés.

Les bombes qui tombaient sur le centre-ville étaient notre principale terreur ; j'allais chez un copain sur le toit-terrasse de sa maison et nous regardions les destructions à la longue vue, c'est ainsi que j'ai vu tomber le clocher de l'église Saint-Pierre, la mairie voler en éclats et des quartiers entiers disparaître en quelques secondes, boum !. Ce dont nous avions le plus peur ma famille et moi c'était des obus, ceux venant de nos libérateurs vers les forces d'occupation, du nord au sud, puis après la libération l'inverse, celles des repaires, planques et tanières de la wehrmacht vers les forces alliées et plus précisément des canadiennes basées près de chez nous, une pluie d'obus, puis des tirs soutenus ou sporadiques…

 

Ce matin là du 9 juillet, dans notre quartier de Venoix, nous étions encore dans la cave parce que ça les bombes tombaient toujours quand, pendant une accalmie, un voisin nous appela, ils sont là, c'est moi le premier qui les ai vus, ils sont là ; nous sortîmes et au coin de la rue il y avait une chenillette avec trois soldats dedans qui nous font signe d'approcher et demande à mon père : « vous avez pas vu des allemands par là » avec un drôle d'accent (v'savez point vu d'allemins par lô) vous êtes qui ? demanda mon père, « des canadiens français, on est en patrouille », mon père fit le salut militaire, ma mère se mit à pleurer et mon frère et moi à rire bêtement, on ne comprenait rien. Lorsqu'ils sont repartis, mon père à dit ya plus qu'attendre la suite, c'est à dire cinq longs jours où toute une compagnie arriva et s'installa dans notre quartier, une partie devant chez nous… et c'est là que commence l'histoire de l'Indien

 

Notre indien

 

D'abord, était-il Iroquois ou bien appartenait-il à la tribu de Mohawks ou des Hurons, nous ne le sûmes jamais, nous ne lui avons jamais demandé, c'était notre Indien à nous, pas besoin de savoir ; par contre, ça coiffure en « crête » ou « coupe mohawk », cheveux rasés sur les côtés nous intriguait ainsi que les quelques amulettes accrochées au ceinturon mais on n'a jamais voulu le questionner, cela faisait partie du mystère alors que je venais juste de terminer « Le dernier des Mohicans ».

Donc, notre Iroquois, incorporé dans une unité de l'armée canadienne avait débarqué mi-juin; nous le reçurent en héros dans notre famille ainsi que quelques autres soldats de la Belle Province, cousins très bavards avec leur accent typique alors que lui parlait rarement, quelques mots seulement avec le Capitaine Grégoire. Ma maman, fille de militaire (notre grand-père ancien aide de camp d'un Maréchal de la Grande Guerre) avait trouvé l'occasion de réaliser son rêve : être la cantinière du régiment, elle qui regrettait tant de n'avoir pu le faire en 14/18 car trop jeune. Nous faisions ripaille avec les boites de singe et autres rations du contingent, avec les légumes de notre jardin qui disparurent à une vitesse phénoménale ainsi que le beurre lait et camemberts que nous allions chercher mon frère et moi parfois sous la mitraille chez des fermiers voisins, nous dégustions aussi les tartes que la cantinière fabriquait en chantant comme on ne l'avait jamais entendu depuis ces années d'occupation. Les tablées étaient animées, joyeuses, les soirées interminables, tant d'événements à raconter, tant de choses à se dire avec parfois des moments de nostalgies quand les soldats nous montraient les photos des femmes, enfants, fiancées, parents…

 

Mais nous n'étions pas encore sortis des bombardements. En effet, un groupe de soldats allemands replié à quelques kilomètres dans une carrière avait installé une ou deux roquette(s) qui nous distribuaient généreusement et régulièrement quelques salves qui passaient en sifflant au-dessus du quartier avec une régularité inquiétante en espérant pouvoir échapper à l'une d'elles. Le Capitaine Grégoire estima qu'il fallait en finir et demanda un volontaire en regardant fixement notre Iroquois qui avait compris et se déclara prêt. Il dit quelques mots au capitaine qui demanda à mon père s'il pouvait avoir un peu de cette eau de feu qu'il appréciait tant qu'il but près de la moitié de la bouteille sous nos yeux ébahis. Il partit tout de suite, aux environs de 17 heures.

Pendant deux jours, ces fumiers de boches continuaient à nous asperger et on redoutait la prochaine bordée de leurs saloperies qui serait pour nous… dans la nuit du deuxième jour, le silence nous inquiéta d'abord, et si c'était pour mieux repartir et cette fois de plus en plus fort, à moins que… au matin du troisième jour, toujours ce silence mais le capitaine regarda mes parents avec un sourire qui en disait long ; au moment de se mettre à table à midi, il y eut comme un raffut parmi les soldats et notre Indien arriva toujours aussi digne mais paraissant plus décharné que jamais dans son uniforme poussiéreux et déchiré, regarda mon père qui comprit immédiatement et ressortit la fameuse bouteille dont notre héros vida le reste d'un coup. D'un signe éloquent, le Capitaine Grégoire sollicita une explication et notre Iroquois fit le chiffre 3 avec sa main droite avec laquelle il fit semblant de se trancher la gorge. Il partit se coucher discrètement au milieu des cris des hourras et des larmes. Plus tard, nous apprenions par ses camarades qu'il avait repéré les engins grâce au tracé des obus, localisé l'endroit dans cette carrière de pierres, rampé pour y arriver en attendant la nuit, aperçu les trois soldats qu'il avait égorgé un à un après avoir pratiqué des feintes autrement dit des ruses de Sioux bien qu'il fut Iroquois comme on le croyait.

 

Quelques jours après, le bataillon devait partir pour suivre l'évolution du front. Après des adieux que l'on dit à juste titre déchirants tant d'amitiés s'étant affirmées, la troupe nous quitta avec force embrassades et promesses de s'écrire après la fin de la guerre et peur-être se revoir là-bas chez Sasseville ou Lêvèque nos meilleurs copains… À l'heure du dîner, ma mère appela mon frère plusieurs fois dans la maison sans résultat, je partis à sa recherche dans nos aires de jeux habituelles aux glissades notamment, pas de frère, personne ne l'avait vu depuis le départ de la troupe ; à la tombée de la nuit, une chenillette nous rapporta mon frère qui s'était caché dans un camion et voulait continuer la bataille avec eux. Je revois encore le visage énigmatique de notre Iroquois et enfin son franc sourire lorsqu'il embrassa Maman en lui remettant en mains propres son petit guerrier furieux de revenir.

 

Le temps a passé, 71 ans se sont écoulées mais je garde intacts tous ces souvenirs.

 

La douche écossaise

 

Il y a quelques jours, je suis tombé, façon de parler, sur un article dans un journal au sujet de la douche écossaise que prend tous les jours un ministre du gouvernement, alors je me suis précipité, façon de parler, sur mon Robert des expressions et locutions, j'y ai trouvé ceci : traitement fortement contrasté, où l'on est alternativement bien ou mal traité… la douche écossaise étant donc une hydrothérapie par jets d'eau alternativement chauds et froids, l'expression datant de la fin du XIXième siècle, fin de citation. Je m'étais toujours demandé pourquoi le fait de prendre une douche me faisait immanquablement penser au sifflement des bombes ou des obus, il devait bien y avoir une explication logique ou pas… était-ce pour cela que je ne prends que des bains depuis si longtemps… pour ne pas entendre le sifflement de ces satanés explosifs ?. Je passe vite sur les gros problèmes dudit ministre pour vous conter ce qu'est pour moi une véritable douche écossaise, telle que je l'ai vécue quelques jours après le débarquement de juin 44.

Je ne peux maintenant préciser le jour exact mais l'heure, oui, vers dix heures ce matin-là. Nous avions passé toute la nuit dans la cave de notre maison récemment construite avec des planchers en béton armé ce qui nous rassurait un peu, quoique, il y avait eu quelques tirs mais au matin cela recommença de plus belle (façon de parler) et cela sifflait fort au-dessus de nos oreilles, (il y avait des poches de résistance de l'armée allemande)… quand nous avons entendu une musique qui semblait se rapprocher, ce n'était donc pas la radio qu'on aurait oublié d'éteindre ; surmontant notre peur, nous montâmes à l'étage pour voir arriver un groupe de soldats (une vingtaine) marchant en rangs, en kilt et calot à rubans, serviette de bains sur l'épaule, avec à leur tête un joueur de cornemuse qui jouait : des soldats écossais allant prendre leur douche à l'établissement de bains tout proche, indifférents au tintamarre et au danger tandis que les obus allemands passaient au-dessus d'eux sous une pluie d'orage étouffante et battante… Je ne me souviens plus de les avoir entendu repasser ; par contre, j'ai encore et toujours dans la tête la musique du cornemuseux, la vision de ces hommes imperturbables sous les rafales, puis plus tard le bruit énorme d'un obus tombant sur la maison d'en face, pas la nôtre, comme quoi le béton armé…

Depuis ce temps fort lointain, je sais vraiment ce qu'on entend par « douche écossaise », moi qui ne prend que des bains pour éviter d'entendre le sifflement des obus…

 

Un soldat allemand, un blondinet

 

J'ai aussi un autre souvenir que je vais conter sous la forme d'un témoignage où se mêlent réalité (ce qui m'est arrivé) et la fiction (le récit imaginé de ce soldat bien réel) :

J'avais 18 ans et l'armée m'avait envoyé sur le front de Normandie quelques jours après le débarquement des alliés ; Hitler affolé menait à l'abattoir les vieux, les jeunes, tous ceux qui pouvaient défendre sa fureur guerrière à l'agonie. Mon arrière-grand-père était mort pendant la guerre de 70, mon grand-père trois jours après l'armistice de 1914 car la nouvelle n'était pas parvenue dans certaines tranchées éloignées, mon père avait été tué au début de ce conflit, foudroyé le deuxième jour, mon frère se trouvait maintenant sur le front russe et moi j'arrivais exténué dans les environs de Caen, à l'aéroport de Carpiquet ou où l'armée en déroute avait enterré et camouflé les tanks pour les dissimuler face à l'aviation britannique qui pilonnait sans cesse, avec comme mission impossible de repousser la prise de la ville en attendant des soutiens qu'on n'espérait plus. Les forces ennemies, britanniques et canadiennes se trouvaient déjà dans les villages environnants, nous avions du mal à les cerner sous la pluie continuelle de bombes, je n'avais pas mangé depuis trois jours, pas dormi d'autant… je frappais à de nombreuses portes de maisons vidées de leurs occupants, je mâchonnais quelques racines dans les jardins à l'abandon, des fraises sous des colonies de fourmis… je flottais dans mon uniforme et mes armes, fusil et grenades me semblaient peser des tonnes, une sorte de fièvre me donnait des hallucinations, j'entendais gémir les mourants, je voyais des morts partout… je ne croisais personne dans les rues ou sur les routes, parfois une chenillette roulant à toute allure, les nuits sentaient la poussière, la poudre, la mort… en pillant une cave je trouvais une bouteille cachée derrière un tas de fagots, de l'alcool que je bus en deux heures avec ensuite des moments interminables de vomissements et brûlures… j'étais comme un cauchemar à l'intérieur d'un cauchemar, j'errais à la recherche de mes compagnons, à la recherche de je ne savais plus quoi… aux portes de Caen, un soir au coucher de soleil de juin, je frappais à coups de crosse au hasard des portes, alors que je ne me faisais plus d'illusions, quand une porte s'entrouvrit… un jeune garçons, blondinet de 15 ou 16 ans se trouvait devant moi, il essaya de refermer la porte que je repoussais le plus vigoureusement, « Papa, Papa, appela-t-il, il y a un bo… un soldat allemand »… le père furieux arriva d'une pièce où cela sentait la cuisine et où on entendait la radio, « à manger tout de suite ou bien je fais sauter la maison» dis-je avec mon épouvantable accent français en lui montrant une grenade, une femme inquiète vint ensuite en disant nous n'avons rien non, rien, je répétais « manger maintenant ou... »… le jeune garçon dit  « attendez », alla dans la cuisine et revint avec un œuf dur et un morceau de pain, « c'est tout ce que j'ai à vous donner, c'est mon repas »… je suis parti comme un voleur sans rien dire… vers mon destin… avant que je me rende ou que...

 

Oui, ce blondinet, c'était moi, quelques heures avant que n'arrive la fameuse chenillette de nos premiers libérateurs.

 

© Jacques Chesnel

10:53 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)