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18/06/2015

FIN DE PARTI (E)

 

Quand on lui tendit le micro, ce n’est pas sa main qui trembla mais le micro, du moins c’est ce qu’il prétendit après sa brève allocution. Il avait dû beaucoup ramé, faire beaucoup de circonvolutions pour admettre à la fin qu’il avait un peu perdu, un peu seulement. Ses amis, du moins ce qu’il lui en restait, se contentèrent de ricaner comme d’habitude, on ne se refait pas, on ne le refait pas. L’après-midi, il n’était pas allé au bureau, préférant resté en famille à regarder les chaînes du câble à la télé, faire un peu de piano sur son vieux Yamaha au son pourri pour se changer les idées car les nouvelles n’étaient pas très bonnes, il faudrait trouver des arguments et surtout ne pas faire grise mine, conserver cet air mi-hautain mi-méprisant qui était plus ou moins volontairement son image de marque. Il joua quelques standards de jazz, toujours les mêmes qui plaisaient aux vieilles dames qui le soutenaient avec leurs regards énamourés ce qui lui plaisait et le rassurait mais fit quelques fausses notes qu’il essaya de noyer dans ses improvisations habituelles. A cinq heures, il alla se changer et revêtit un costume sombre sur une chemise bleue clair et une cravate bleue foncé. Se baissant pour lacer ses chaussures en croco, il ressentit un léger vertige ce qui l’inquiéta quelques secondes après, cela faisait longtemps que cela ne lui était pas arrivé, comme un léger trouble dans ses certitudes ?. Il allait falloir coûte que coûte faire contre mauvaise fortune bonne apparence mais cette fois ce serait plus difficile. Quand l’auto vint le chercher pour le bureau, il ne salua pas son chauffeur et se trompa de porte pour entrer dans le véhicule, il prit la gauche et vit comme un présage, un mauvais présage. Son arrivée fut saluée par les vrais amis, du moins par ce qu’il lui en restait constata-t’il en regardant ses mains et ses dix doigts et pensa d’un coup aux rats qui quittent le navire, déjà ?. Il accentua son sourire dans un sens moins carnassier et fit la bise à sa secrétaire qui ne tendit pas l’autre joue. Un regard vers les journalistes dont il perçut l’air narquois et se rendit dans précipitamment dans son bureau dont il ferma la porte plutôt brutalement. Assis, il respira un bon coup et assura la dizaine de personnes que tout irait bien. Il savait comment réagir à ce genre de situation et le patron le savait aussi lui faisant totalement ou presque confiance, bien que depuis quelque temps le temps justement n’était pas ou plus au beau fixe sur le tactique, car c’était bien de tactique dont il s’agissait, à adopter. Faire le dos rond n’était pas son genre, mordre il savait faire mais là pas question, cela sonnerait comme un aveu visible. Ah ! l’ironie, railler l’adversaire, voilà, non, pas cette fois, astuce au retournement trop prévisible, parler d’abord d’autre chose, voilà voilà, commencer par parler d’autre chose, les sujets ne manquant pas, oui bon mais après revenir au sujet du jour où la France entière l’attendait et boirait ses paroles que certains trouveraient imbuvables et d’autres, quelques autres ?, circonstanciées, voilà voilà : circonstanciées, le mot adéquat. Pas besoin de notes, tout devenait de plus en plus clair, il esquissa un sourire de circonstance (bien entendu) qui rassura ce qui lui restait d’amis du moins pour l’instant car il savait qu’un jour cela pourrait, devrait, changer sinon il lui faudrait écoper l’eau de la barque après le naufrage. Il se leva, passa un coup de peigne dans les quelques cheveux sur son front dégarni ce qui lui donnait cet air de crâneur qui lui allait si bien, rajusta sa cravate, but une gorgée d’eau, c’est à vous dans trois minutes, les caméras sont prêtes, quand faut y aller.

Il se racla la gorge, fit un clin d’œil à sa secrétaire qui ne lui rendit pas, et sortit sous le feu des projecteurs.

Il commença son allocution avec un large sourire, mesdames, messieurs, chers amis, les choses étant ce qu’elles sont, je voulais vous dire que…

Il sortit sous de rares applaudissements et quelques ricanements puis se fit communiquer les derniers chiffres ; ce n’était pas bon, mais alors bon pas du tout.

 

Jacques Chesnel

17:27 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (3)

Commentaires

Merci, jacques pour le livre dont vous avez parlé chez Paul Edel. Lu et aimé. Belle découverte.

Écrit par : christiane | 20/06/2015

Je profite de ce croisement de présences et de mots pour lire ce texte, pudique et sensible. Une belle page.

Écrit par : christiane | 22/06/2015

L'art de l'orateur : difficile parfois de parvenir à l'oratorio.

Écrit par : Dominique Hasselmann | 25/06/2015

Les commentaires sont fermés.