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10/09/2013

DÉRÈGLEMENT MOMENTANÉ

 

Après plusieurs rencontres avec le grand type, on en était toujours au même point. J’avais donc appris que ce personnage, Rodolphe, était le professeur de yoga et de tai chi de ma Muriel, mais étant de nature fouinard, j’aurais aimé en savoir davantage en avantages. Nous avions pris rendez-vous avec lui un soir dans un restaurant bio que nous fréquentions plus ou moins assidûment. Dès son entrée, son comportement apparut étrange à nos yeux et à ceux de l’assistance. Il pénétra dans le lieu, jeta un coup d’œil circulaire rempli d’inquiétude et ressortit aussitôt pour rentrer de nouveau précipitamment. Il nous vît ou sembla nous voir car il alla s’asseoir à une table vide non loin de la nôtre, puis se leva et vint à notre encontre un grand sourire pitoyable aux lèvres. Il ôta son chapeau avec un geste cérémonieux et baisa la main de Muriel plutôt stupéfaite et dit : « je suis en retard mais en avance sur le temps, n’est-ce pas ». Nous ricanâmes de concert et il s’assit en remettant son galurin à larges bords de traviole, on était bien avancé. « Je suis venu hier comme convenu mais vous n’étiez pas là alors j’en ai conclu à fortiori que voilà» affirma-t-il avec sérieux mais avec un pétillement dans ses yeux que Muriel trouva plus globuleux qu’à l’habitude pendant ses cours du soir. Il avait une voix de cibiche bien qu’il ne fumât point ou une voie de garage bien qu’il ne possédât pas de tire, me confia Muriel dans un souffle. On se demandait si c’était du lard de l’art ou du cochon alors qu’on en était au tofou à la basquaise et lui qui n’avait rien commandé de sérieux. Et pour Monsieur ce sera interrogea la petite serveuse bretonne si mignonne avec sa queue de cheval qui s’appelait Rose et qu’on appelait Bonbon. Rodolphe la regarda comme s’il voyait un extra-terrestre et répondit qu’il avait déjà mangé alors vous voyez mais que cela lui coupait l’appétit bien qu’il eût faim à cette heure tardive. Nos regards stupéfaits se croisèrent de nouveau avec une pointe d’anxiété, Muriel me balançant un coup de pied dans le tibia qui me fit hurler en silence avec fracas devant son air coucourroucé. L’assistance contemplait en faisant de grands signes impuissants comme ceux du télégraphe d’antan. Rodolphe se leva et entama la Madelon pendant qu’on apportait le vin recommandé par l’hôte, le pépé âgé d’à côté dit c’est une honte et s’évanouit aussitôt le nez dans le potage froid encore fumant. Le grand type déclara que cela lui rappelait la bataille de la Marne qu’il n’avait pas faite s’étant fait réformer à cause de son asthme guéri par les plaintes.

Quand arriva le gâteau qu’il avait désiré il dit, en le regardant bizarrement : « ce dessert là je suis en train de le manger demain » (*). Durant ce repas qui nous parut plus longuet que d’habitude, nous nous regardions toujours Muriel et moi avec un étonnement visible et néanmoins secret, Rodolphe avait l’air ailleurs, en d’autres sept lieux que celles des bottes, pour tout dire il y avait comme un malaise qui nous mettait mal à l’aise d’autant que le grand type était de plus en plus absent en face de nous, comme retiré de ce monde. On pensait même qu’il allait nous sortir un revolver et se mettre à tirer dans le tas là tout de suite ? faire surgir un couteau et suriner méchamment le populo présent ?… Cela aurait pu durer encore incertain temps quand il se leva brutalement en faisant tomber sa chaise et dit c’est vraiment insupportable je crois bien que et il sortit en saluant chaque personne avec grandiloquence. Les gens nous regardaient toujours avec insistance, leurs yeux nous traitant de monstres responsables de cette comédie.

Nous avons eu l’explication de cette histoire quelques jours plus tard quand nous apprîmes que le grand type avait pris connaissance de la disparition d’un être aimé et que depuis il était complètement désemparé, totalement déréglé, anéanti. Ce sont des choses qui arrivent à tout le monde, n’est-ce pas, chers éléphants roses.

Muriel et Jérôme n’en sont pas encore revenus.

Et si c’était moi le type momentanément (ou complètement) déréglé ? J’en arrive parfois à me demander si…

(*) NDLA : référence/révérence à Julio Cortázar dans « L’homme à l’affût » (Les armes secrètes)

© Jacques Chesnel


12:26 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)

Commentaires

Vous avez "ricané de concert" : cette phrase mériterait d'être mise en conserve et dégustée lors d'une soirée au Blue Note (le vrai) !

Écrit par : Dominique Hasselmann | 12/09/2013

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