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03/02/2013

L’ONCLE TROMBONISTE

                      

La lettre venait de Cherbourg ; écrite par tante Yvette.

Mon cher Jérôme,

Ton oncle Raymond va bientôt avoir quatre-vingts ans, dans quinze jours, il est en bonne santé et j’en remercie Dieu tous les jours. Hier, il a demandé de tes nouvelles parce que tu ne nous écris plus depuis longtemps et tu ne viens plus nous voir. On sait que tu as beaucoup de travail mais un petit mot à défaut de ta visite nous ferait le plus grand plaisir. Nous espérons que tu vas bien ainsi que ta dernière compagne ; est-ce toujours Muriel ? a demandé ton oncle qui se souvient toujours de la première, la Cécile qu’il aimait bien mais il y a longtemps.

En espérant ta venue prochaine, nous t’embrassons très fort

Ta tante Yvette

Le numéro de téléphone n’a pas changé

A la lecture de cette lettre, Jérôme eut un sentiment de culpabilité, ce qui n’était pas son genre. Il ne se souvenait  pas beaucoup de ce vieil oncle, de sa carrière de tromboniste de jazz (il en était fier bien que pour lui la musique, bon, c’était pas son truc) et qui avait arrêté de jouer  suite à une alerte cardiaque à soixante-douze ans puis s’était retiré dans les environs de Cherbourg.

Dans l’auto pendant tout le voyage, Muriel fit la gueule parce qu’il ne voulait rien lui dire sur cette Cécile, c’était qui celle-là ? et c’était quand ? tu te prends toujours pour don Juan ? regarde la route merde fais attention quand tu doubles… Arrivés devant le pavillon en bord de mer, descendus de voiture, ils entendirent le son du trombone, ce n’est pas possible, c’est lui à son âge ? Reçus à bras ouverts par la tante toujours prompte aux effusions, ils virent l’oncle reposer son instrument et venir vers eux l’air heureux, Jérôme mon Jérôme enfin te voilà et avec cette fameuse Muriel, qu’il serra dans ses bras. Pendant le goûter (ah les petits gâteaux de la Tantyvette) l’oncle Raymond répondit à ma question : tu joues encore ? je joue toujours, nuance, une heure après la sieste tous le jours, seul ou avec des disques pour me maintenir en forme surtout le souffle, je fais de la gym respiratoire deux fois par semaine, les lèvres pas de problème, les bras les mains non plus. Il est intenable, dit Yvette avec son merveilleux sourire et un air entendu, je dois quand même le surveiller, à son âge, sinon…

-       Ne l’écoutez pas, elle voudrait que je me retienne mais il faut que je joue sinon je suis foutu, quand on est attaché comme moi à ce foutu biniou, c’est comme une drogue, voilà

A mon grand étonnement, Muriel détendue, lui posa toutes sortes de questions sur sa carrière de musicien ; il fut intarissable. Avec son instrument posé sur ses genoux, il raconta sa découverte du jazz avec le Hot Five de Louis Armstrong, puis la claque prise lors de l’écoute de l’orchestre de Duke Ellington avec Tricky Sam Nanton et sa sourdine wa-wa, ensuite Jack Teagarden, tout cela déclenchant sa vocation, il deviendrait tromboniste ; les études au conservatoire, sa montée à Paris, ses relations avec les musiciens français et ceux de passage, les bœufs dans les boîtes, son amitié avec Guy Paquinet qui lui donnera moult conseils en raison de son expérience dans l’orchestre de Raymond Legrand, la révélation/révolution du be-bop, son admiration pour Jay-Jay Johnson… avant sa rencontre avec Yvette qui venait de décrocher un boulot de secrétaire au Ministère des Affaires Etrangères… ce qui allait bouleverser leur existence après leur mariage quand elle décrocha un poste à l’ambassade de France aux Etats-Unis. Installés à New York où le jazz était en pleine effervescence, il trouva des engagements dans de grands orchestres qui jouaient dans les hôtels, fréquentant after hours les clubs de la 50ième rue. Il prit conscience de ses limites devant tous ces nouvelles vedettes et se contenta de rester un musicien de pupitre. Rentrés en France, ils s’installèrent dans la région parisienne ; il devint professeur dans une école de jazz et continua de jouer dans des orchestres en raison de ses qualités quand l’occasion se présentait. Un soir, il fit la connaissance du pianiste Georges Arvanitas qui lui proposa de jouer avec son trio lors d’un contrat pour une semaine dans un nouveau club dont il ne se rappelait plus le nom. Il avait eu de bonnes critiques et beaucoup d’engagements par la suite. Médusés, Jérôme et Muriel écoutaient cet oncle, dont ils ne savaient pas grand-chose jusque-là, égrener ses souvenirs avec gourmandise. Depuis son retrait forcé et la retraite de Tantyvette, il pensait, devant l’insistance de son épouse, raconter tout cela dans un livre qui s’intitulerait « De la coulisse aux coulisses », car disait-elle, il a pas mal de choses à raconter, ça en vaut la peine.

-       Et tu as quelques photos de tout cela, demanda Jérôme

-       Bien sûr, même celles de grands photographes, c’est dans une boîte à chaussure au grenier, faudra rechercher, hein, chérie

Quelques jours après leur visite, Jérôme reçut une grande enveloppe qui contenait une lettre et un cliché de l’oncle tromboniste avec le trio de Georges Arvanitas, photo signée Jean-Pierre Leloir ; celle-ci était attachée à la lettre… par un trombone.


© Jacques Chesnel

12:05 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

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