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03/08/2011

MOI AUSSI… (2)

A Lulu (in memoriam)

 Je me souviens d’un cabaret pas très loin du bord de la mer qui était le rendez-vous d’homos tristes venant trouver un peu de bonheur ; on me dit que maintenant se rencontrent des gays gais dans ce genre d’établissement, comme quoi les temps changent. Ce lieu se nommait le Tourne-bride

 Je me souviens que le patron Lulu chantait tous les week-ends s’accompagnant au piano de ses mains manucurées aux ongles vernis, on considérait cela comme étant très chic ; à son répertoire cette chanson : « ah ! tu m’en as écrit des lettres » qu’il interprétait avec sa fausse voix de fausset ; quelquefois, un violoniste classique  très connu dans la région pour sa piété venait s’encanailler et jouer quelques morceaux de Fauré, des airs d’opéra ou des chansonnettes du genre cucul; Lulu était aux anges et nous aussi

 Je me souviens que le bar était tenu par un jeune homme extrêmement beau que les habitués appelaient Orangina, car de son métier il était représentant de cette marque de boisson ; nos femmes étaient toutes émoustillées et chagrinées quand on leur disait que… La copine d’un ami avait essayé de le draguer sans résultat couru d’avance, « je ne suis  pas pour toi, mon chou, au fait, dis, il s’appelle comment ton mec qui me plaît beaucoup ? »

 Je me souviens que pour aller à la salle principale on devait passer par la pièce où se tenait le bar et qui était très étroite, ce qui favorisait les frôlements plus ou moins involontaires, certains jeunes et vieux messieurs légèrement ou outrageusement fardés appréciaient, nous beaucoup moins mais on ne mouftait pas, on jouait le jeu sauf quand c’était parfois trop insistant, alors on disait « oh !, ça va pas la tête » et Lulu riait, nous aussi mais on en pensait pas moins

 Je me souviens des photos sur les murs, de beaux éphèbes dans des poses suggestives, on ne disait pas encore « sexy » avec des retouches visibles sur leurs virilités épanouies, des couilles énormes  qui faisaient rêver les filles « ils sont tous comme ça ? », des boxeurs noirs, des danseurs blancs en tutu et ballerines, des types en robes du soir avec des femmes en smoking, des photos de personnalités célèbres aussi, Jean Marais, Jean Cocteau, James Dean, Rock Hudson, Cliff Montgomery ,Marlon Brando, de travestis du show-biz, quelques femmes comme Liz Taylor, Marlene Dietrich, Judy Garland, Dalida, des icônes d’un cinéma porno qu’on disait underground ainsi qu’une photo de Jacques Anquetil avec cette légende « il en a encore sous la pédale », ce qui nous laissait perplexe…

 Je me souviens qu’on y entendait surtout les disques de Charles Trenet, André Claveau, Réda Caire, les trois Jean, Tranchant, Lumière et Sablon ainsi que Suzy Solidor, surtout le duo Charpini et Brancato, on était morts de rire quand ils interprétaient « j’aime bien mes dindons » et Lulu les imitait ; il nous disait qu’avant-guerre c’était des grosses vedettes des cabarets parisiens spécialisés à Pigalle où lui aussi avait été une vedette avec plumes, strass et tout le tralala

 Je me souviens de la fermeture provisoire de ce lieu suite à la maladie de Lulu ; on nous rapporta qu’il était très courageux et faisait rire les bonnes sœurs de la Miséricorde  venues lui faire des piqures pour soulager ses douleurs. On était tous très tristes quand on apprit son décès, on n’avait plus envie de rire ou de se moquer comme on faisait parfois en l’imitant se dandiner et faire la folle, je crois qu’on était un peu con comme tous les jeunes à cette époque avec leurs préjugés sur les pédés, les tantes,  les travelos et les gouines. Nous ne sommes jamais retournés au Tourne-bride, on n’a jamais voulu savoir si la boîte avait rouvert après la mort de notre Lulu à nous qu’on aimait bien.

© Jacques Chesnel

11:32 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

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