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20/11/2010

IDYLLE CONTRARIÉE

 

Thelonious Chernoy rencontra Sandra Cardosa de Terra Nove y Nueve au Ronnie Scott’s Club de Londres le 2 août 1980 à l’occasion du dernier passage du Bill Evans Trio dans ce lieu magique, trois mois avant la disparition de ce grand pianiste de jazz.

Thelonious était le fils de Lord Jack Chernoy-Bornburn, Comte de Nowhere and Everywhere, distingué par la si distinguée Jarretière de la Reine d’Angleterre, personnage politique influent pendant le second conflit mondial et ayant contribué à l’effort de guerre dans la fabrication des repas pour les soldats, les fameuses « rations » au concombre à la framboise et oignon à la menthe so british, si appréciées de la valeureuse soldatesque. Au moment où débute cette histoire, il a soixante-huit ans, en paraît dix de moins, bois toujours comme un trou son whisky pur malt venant de l’île de Isaly (prononcer Aïlou, enfin bref quelque chose comme ça) où il possède quelques tonneaux entiers, dédaigne sa femme confite en dévotions et dévote en confits, experte en confiture, il course sans arrêt après les servantes énamourées (il est si beau, si vigoureux, so Lord, avec une bite si énorme que ça nous rendait toute chose, comme disait Véro la femme de chambre française experte en la matière), joue toujours au golf le matin à neuf heures trente avec les mêmes partenaires qui perdent toujours et avoue  avec force une détestation principale : le jazz. A la naissance de son fils unique, il lui donna le prénom de Archibald que le garçon devenu adolescent changeat sans prévenir en Thelonious, hommage à Monk, autre pianiste et grand compositeur de cette musik de sauvage abominable que son père trouvait inaudible, à part Petite Fleur qui lui rappelait une aventure torride avec une cigarettière dans les toilettes d’un club parisien où il s’était aventuré par mégarde, chargé de boisson comme un mulet qu’il était alors. Lady Margaret était plus que moche, hautaine, prétentieuse, empêtrée dans ses chaudrons en cuivre pour la fabrication de confitures de citron-citrouille-ciboulette et si-tout-ça qui firent néanmoins beaucoup pour sa notoriété tandis que l’étoile de Sir Jack faiblissait de jour en jour dans les bras des filles de salle et salons compatissantes ou vénales, sa présence à la Chambre des Lords étant réduite à la portion (euh pardon, ration) minimum.

Sandra Cardosa de Terra Nove y Nueve s’appelait en réalité Marjorie LaRuelle et personne ne sut (pas plus que l’auteur de ces lignes qui a quand même une petite idée mais confuse) comment elle devint celle que Thelonious rencontra et dont il tomba illico amoureux au point qu’en cet état il se fit un immense choc émotionnel au cerveau ; après qu’il se soit présenté, elle lui répliqua de suite en énonçant tout de go sa nouvelle identité ibérique et bidon, ce qui le troubla après qu’ils se furent bousculés à l’entrée du club. Ils avaient été placés à une table, pur hasard, devant celle de Stan Getz venu écouter son ami musicien, en compagnie d’un couple dont il courtisait ouvertement la femme. Thelonious et Sandra voyaient les mains se chercher, les pieds se frôler, leurs regards se croiser avec flamme et tout excités tous les deux commencèrent à en faire timidement puis hardiment autant qu’en face, sans qu’il y eût aucun mari à côté d’eux tandis que penché/couché sur le clavier, sous l’œil attentif de Marc Johnson et Joe LaBarbera, dans un silence respectueux, Bill Evans jouait Turn Out The Stars. Sandra et Thelonious se regardèrent enfin les larmes aux bords des yeux tandis que leurs doigts tricotaient et détricotaient dans leurs profondeurs corporelles et sensorielles. Au cours de My Romance, Getz devant eux commençait à fourrager sous les jupes de sa voisine, bientôt suivi par les nouveaux amoureux décidés à ne pas demeurer en rade ; à la fin du set, avec cette merveilleuse interprétation de But Beautiful, leurs ébats de dessous table atteignaient un point presque culminant, il s’en fallait de peu que cela aboutisse enfin aaaah ; durant l’acclamation finale, ils eurent beaucoup de difficulté à se maîtriser et à retrouver un peu de dignité dûe égard à leurs rangs qui était au deuxième dans la salle. Ils allèrent souper dans le restaurant indien face au club et rejoignirent la Bentley paternelle empruntée en catimini pour l’occasion. A l’intérieur, leurs ébats reprirent de plus belle sous l’œil intéressé du chauffeur qui, au bout de quelques minutes, sortit du carosse pour se soulager mano et manu militari tant la vue rétrovisuelle l’avait mis dans un état si inconfortable de raideur inhabituelle qu’il le fallait bien, difficile de conduire ainsi. Les amoureux n’avaient qu’une seule idée en tête : conclure au plus vite.

Arrivés devant les grilles de l’imposante demeure seigneuriale dans le quartier cossu de Hampstead, Sandra/Marjorie fit part de sa surprise, de son étonnement.

- Que venez-vous faire ici Thelonious, dit-elle tandis que le chauffeur tapait sur le digicode.

- Mais nous rentrons chez moi, ma chère, vous êtes mon invitée dans mes appartements, pour continuer et finir ce que nous avons si bien commencé avec Bill Evans chez Ronnie

- Je ne peux pas entrer ici, c’est absolument impossible, Thelonious, je

- Mais pourquoi, pourquoi, Sandra ?

Blottie dans un coin, elle commençait à s’agiter puis voulut ouvrir sa portière bloquée par le chauffeur sur un signe de son compagnon. Elle poussa un énorme soupir et déclara :

                - Je vais tout vous dire, laissez-moi aller jusqu’au bout, je vous en prie : lorsque je vous ai vu, je vous ai presque reconnu immédiatement, vous vous prénommez Archibald, né Chernoy-Bornburn, et moi je ne suis pas Sandra mais Marjorie, je n’appartient pas à une noble famille espagnole, ma mère écossaise était employée au service de la reine d’Espagne après l’avènement de la monarchie, avant de venir en Angleterre suivre mon marin de père inconnu… à la fin de mes études, sans trouver de travail correspondant à mes capacités,  à mes diplômes de Cambridge, je me suis incrite dernièrement à un job center et on m’a proposé de devenir chambrière à la demande d’une éminente personnalité, j’ai répondu aussitôt à la convocation… et (elle soupire de plus en plus fort) je suis arrivée ICI, Archibald, dans la résidence de votre père, il y a une semaine de cela et immédiatement votre plus ou moins vert géniteur m’a poursuivi de ses assuidités de plus en plus pressantes, cherchant à me coincer partout, à me pourchasser jusque dans les combles en hurlant ma petite ma petite chérie my darling honey sugar mon chou ma caille ma jolie puce puis devant mon refus de céder à ses avances comme les autres, de me traiter de salope, traînée, prostituée, fille de pute… (elle se met à pleurer)… jusqu’au coup de pied que je lui envoie dans ces nobles c… (elle n’ose prononcer le terme, elle s’effondre), et de m’enfuir dans le parc à moitié nue, dépenaillée, apeurée… ce vieux machin (elle crie), cette vieille peau, votre père, Thelonious chéri, (elle hurle) VOTRE PÈRE… je me suis sauvée, je suis restée chez moi pendant une semaine à sangloter, à haïr cette canaille lubrique, je suis enfin ressortie décidée à me venger et me voilà par pur hasard dans vos bras, Archie, vous qui voulez me faire entrer dans la maison de votre salopard de papa, ce si vénérable Lord, quelle horreur !

Thelonious-Archie était abasourdi, certes il avait entendu des bruits, des galopades effrénées, des cris parfois mais il n’osait imaginer son géniteur en satyre s’échinant après les demoiselles et pourtant... Il lui fallait prendre une décision tandis qu’il contenait Sandra-Marjorie dans ses bras pour la consoler. La voiture avait dépassé de peu la grille d’entrée restée ouverte, Andrew le chauffeur, grillait une cigarette à côté ; d’un seul coup, Marjorie se dégagea des bras d’Archie, ouvrit la portière débloquée et partit en courant comme une folle dans la rue… où venait à vive allure une voiture n’ayant qu’un seul phare allumé, le gauche. Le choc fut inévitable, violent. Arrivé près de son corps désarticulé, Archie put l’entendre dire entre deux halètements, des bulles de sang sur ses lèvres :

 - désolée… on n’a… pas pu finir…ce qu’on avait… heu… commencé, ce seraaa… pour une… jeee…

                 Elle meurt avec un demi-sourire gêné sur son visage tuméfié, défiguré, tandis qu’on entend, dans la radio du véhicule accidenté, les dernières notes de ‘Round Midnight, le thème le plus célèbre du génial compositeur Monk, prénom Thelonious.

 

©  Jacques Chesnel

 

11:16 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

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