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07/08/2010

LE PARI DE JEANNE OU LES DÉSEMPARÉS -7


LE PARI DE JEANNE ou LES DÉSEMPARÉS (suite)

7/ Jeanne

Elle entendit la sonnerie, sortit le portable de son sac, regarda l'écran : Héloïse, sa fille ; allô allô, fébrile, elle se trompe de touche sur l'appareil, interrompt la communication ; le téléphone sonne de nouveau, vite, et abasourdie lit : Franck, son mari. Son sang fit plusieurs tours, détours et contours avant de répondre.

Jeanne et Franck, mariés trop jeunes, trop tôt, avaient eu quelques années de bonheur, deux enfants et s'étaient séparés, divorce après douze ans de vie commune. Jeanne avait mal vécu cette rupture conséquence des multiples infidélités de son mari et avait décidé de vivre seule jusqu'à sa rencontre avec Louis. De son côté, Franck, qui ne reculait devant rien ni personne pour arriver à ses fins de designer reconnu avait beaucoup papillonné avant de faire la connaissance de Sophie récemment divorcée, personne efficace grâce à ses relations politicardes mais ne pensant, d'après ce qu'on murmurait - surtout Jérôme qui la détestait et l'appelait Sophiste voire Saucisse ou pire, Fossile - qu'à tous ces fameux foutus F : Fric, Faste, Fêtes, Fredaines, Falbalas, Fanfreluches, Fariboles, Fadaises, Foutaises et Foutre sans aucune Fantaisie, une vraie gourde, disait par ailleurs Héloïse, avec une allure de gourde, avec un gros cul de gourde, une tronche de gourde, bref gourdissime grave.

L'union entre Sophie et Franck fonctionnait bien à tous points de vue; y avait-il seulement de l'amour, la question ne se posait pas, seulement les deux B, boulot et baise, baiséboulot. Habillée pour toutes les saisons, la drôlesse.

- allô, allô, Jeanne… NOOOON !, ne raccroche pas

Jeanne émit un petit rire crispé

- raccrocher… où… quoi ?

- allô, Louis vient de m'informer que

- Louis ? pourquoi, mais pour… quoi… à toi ?

- Jeanne, où es-tu, que se passe-t-il ?

- je je ne sais pas

- oui mais où ? tu ne peux pas nous

- je ne peux pas quoi

- nous laisser comme ça dans l'angoisse

- attends, je

Il se mit à pleuvoir, brutalement, sans prévenir, une de ces pluies d'orage inattendu, Jeanne court se réfugier sous un arbre protecteur croit-elle, elle voit Apollon courir lui aussi, elle a peur, lui revient à l'eprit fugacement les manifs, leurs débordements, la répression policière, les discours et diatribes  sécuritaires, sur l'immigration galopante, les hordes envahissantes de voyous qu'on annonce pour affoler les petits vieux… et ce noir qui… va-t-il ?

A l'abri, enfin presque, elle reprend son souffle et la conversation d'une voix rauque :

- allô

- ah ! bon dieu de merde heu sois raisonnable, Jeanne

Le mot qu'il ne fallait pas prononcer, qu'elle ne voulait plus entendre, ne plus être raisonnable et raisonnée comme on lui disait puis si longtemps et pourquoi ? pourquoi, pour en arriver là, arriver où, dans ce jardin, désemparée une fois de plus… pourquoi se souvint-elle d'une phrase lue dans un roman policier des années 70 : il est très difficile de disparaître brutalement, il faut couper tous les liens qui vous rattachent à votre passé (note de l'auteur : il s'agit de Ne tirez pas sur Erroll Flynn de Stuart Kaminski), pourquoi voulait-elle au contraire rompre avec ce passé, tout oui, tout ce qui avait littéralement bouffé bousillé son existence, ce qui l'avait empêcher de devenir elle-même et non une contrefaçon modelée par les uns, démolie par les uns, ne se reconnaissant plus elle-même. Jeanne voulait se délester de ces images/souvenirs obsédants maintenant inutiles : à trois ans, nue sur la plage de Luc-sur-mer avec Maman (dix ans après à Cul-sur-Mère en maillot), à l'école mal aimée des maîtresses pour "esprit de rébellion !", son premier amour ce Fabrice un peu foufou qu'elle nommait gentiment Del Dingo, accrochages en fac et fugues à répétiton avec des blondinets asexués et benêts mais si craquants, les grands festivals de rock, regrettant celui l'île de Wight car trop jeune mais Jimi Hendrix et Miles Davis vus dans un film quel pied !, la cérémonie de son mariage où déjà l'incompréhension couvait, ses accouchements pénibles, la mort intolérable de Virginie maman-poule à côté de toutes les plaques, les engueulades avec Raoul papa-coq toujours dans d'autres basses-cours, avec Franck et ses infidélités fanfaronnantes à répétition, les dits et non-dits, les colères, les empoignades, la laissant seule, désemparée ; dans sa tête, c'est un ballet composé de peintures de Pollock, elle tremble maintenant, elle a froid, il ne pleut plus.

Franck, justement au téléphone

- Jeanne, tu ne peux pas…

- si je peux…

- Louis m'a appelé

- Louis ? encore ?

c'en est trop, stop, Jeanne coupe rageusement la communication. Elle se retourne, s'inquiète d'un silence inhabituel ; Apollon a disparu. Le téléphone sonne de nouveau : cette fois Héloïse… encore !. Allô.

 

(à suivre)

11:04 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

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