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10/12/2014

CHEZ ELLE

 

Au début, on aimait bien aller chez elle de temps en temps. 

Comme toutes les rencontres qui découlent non pas du hasard mais sont bien des rendez-vous (merci Paul Eluard), nous n'avions rien programmé de particulier ce jour-là et nous décidâmes tiens pourquoi pas cette exposition dont tout le monde parle mais dont l'artiste nous était inconnu. Vernissage, pas trop sage, beaucoup de monde, de bruit, de champagne, d'exclamations, de manières... sauf dans un coin une dame d'un certain âge, disons plutôt d'un âge certain était assise devant une toile sans bouger depuis un certain temps.Elle se retourna soudain et nous regarda avec un sourire que Muriel mit un certain temps à trouver éclatant faute d'autre mot, alors que moi je choisis plus rapidement rayonnant ce qui est presque pareil.

- C'est fantastique, plus je m'efforce de comprendre, moins j'aime, dit-elle, alors je me suis laissée aller et je trouve cela merveilleux, je n'en reviens toujours pas, vous aimez Antoni Tàpies ? 

Voilà comment nous avons fait la connaissance d'Elvire et le début de notre amitié. Nous la reconduisîmes chez elle accrochée au bras de Jérôme jusqu'à cette petite allée toute proche dans ce quartier aux rues portant des noms de fruits, c'était allée des Myrtilles, une maison basse à la porte et aux volets de couleur bleu-violacé, le fruit préféré de René, dit-elle en ouvrant la porte, nous l 'avons achetée car le jardin en état rempli alors vous pensez. Dès l'entrée, nous fûmes surpris par la disposition des pièces, on avait l'impression qu'elles avaient été rajoutées en bout-à bout, leurs dimensions inhabituelles, bien éclairées surtout la plus spacieuse donnant sur un jardin qui nous parut immense. Ce qui nous étonna également à l'intérieur : l'ordre, tout semblait à sa place quand on découvrit la bibliothèque, la discothèque, les étagères aux bibelots et masques divers, les tableaux aux murs, je ne sais pas pourquoi, me dira plus tard Muriel, mais je m'attendais à un joyeux capharnaüm.

Elvire nous fit asseoir et dit je vais nous faire du thé quand nous entendîmes un claironnant « bonjour » venant du coin le plus sombre de la pièce, c'était un perroquet. Ah, j'ai entendu que René vous a salué, dit Elvire revenant avec un plateau. Vous savez c'est un perroquet jaco dit aussi Gris du Gabon, un beau parleur que nous avions acheté deux ans avant la mort de mon mari qui lui faisait la conversation tous les jours et je lui ai donné le même prénom que l'homme avec qui j'ai vécu pendant quarante ans de bonheur.

Au cours de l'entretien amical qui dura plus de deux heures, Muriel et Jérôme firent un portrait différent de cette élégante dame dont ils ne purent s'accorder sur l'âge, entre soixante et soixante-dix pour Jérôme, un peu plus pour Muriel qui attarda son regard sur les vêtements d'Elvire, bon chic bon genre mais pas du tout ce qu'on a l'habitude voir sur une femme incontestablement âgée, sans maquillage outrancier, elle remarqua l'abondante chevelure d'un blond-gris légèrement désordonnée, un tailleur-pantalon bien coupé, quelques bagues sur ses mains sans taches brunes, des pieds petits dans des chaussures à talons mi-hauts ; ce qui frappa le plus Jérôme était sa prestance, son maintien mais surtout la douceur d'un sourire permanent, de grands yeux comme étonnés de ce qu'elle voyait et pour couronner l'ensemble une discrète fossette à la Frances McDormand, une actrice fétiche des cinéastes et frères Coen que Muriel et Jérôme apprécient.

- Qui c'est ceux-là, dit René en remuant son plumage bruyamment pour se donner un air intéressant.

Elvire se lança alors dans l'évocation de sa vie en compagnie de ses deux René, l'époux et le perroquet. Je dois tout à mon mari que j'ai connu quand j'étais aide-bibliothécaire, il m'a fait découvrir la littérature, la peinture, le théâtre, le cinéma, nous étions devenus boulimiques, nous voulions tout connaître, tout savoir, nous laisser emporter par toutes les émotions que procurent l'art sous toutes ces formes et puis, l'âge venu, nous avons pris ce volatile immobile et bavard alors que nous ne pouvions pas avoir d'enfant, ce volatile drôle, malin, qui avait écouté avec attention tout ce que mon mari lui racontait, du plus grand sérieux aux plus mauvaises blagues qu'il répète avec délectation, ce qui me fait bien rire, il est devenu un complice indispensable, ajouta-t-elle en souriant.

- Ellllviiiire, jeute aiaiaiaiaimeueueueu, hurla René. 

Au moment de partir, elle nous demanda comme un service de revenir la voir souvent pour parler de tout et de rien., mais surtout de jazz, de John Coltrane, de peinture, de Tàpies et de l'Arte Povera, et de cinéma, de Buñuel et de David Lynch.

Sur le pas de la porte, au moment de l'embrassade, on entendit un bruissement de plume et une voix éraillée dire :

- Qui c'est ces deux-là, Elvire ?. 

Maintenant, on aime bien aller chez Elvire, dès qu'on peut, dès qu'on veut.

Chez elle et chez René.

 

Jacques Chesnel

23:46 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)

Commentaires

Le père OK et le jazz hockey : rencontre muséale, je vois bien Charlie Parker avec l'oiseau de Flaubert, et David Lynch à l'œilleton...

Frances McDormand : tellement forte dans "Fargo". La neige pour bientôt.

Bon retour chez René !

Écrit par : Dominique Hasselmann | 12/12/2014

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