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01/09/2012

LA MAISON AUX SCORPIONS


Sitôt arrivé sur la place du village, on ne voit qu’elle, ou plus exactement je ne vois qu’elle, depuis le temps que je viens voir les amis qui l’habitent. C’est une grande maison de trois niveaux sur rue avec d’un côté sa porte cochère et de l’autre la courette qui la sépare de l’autre maison. Ce n’est pas une maison, bien plus que cela, je dirais une bâtisse, sans grand caractère certes mais qui en impose, qui en impose à moi, tous les ans cela me fait le même effet, comme une sorte d’exaltation ; j’allais me ressourcer auprès de l’amitié durable pendant quelques jours.

Cette année, il y avait du nouveau : j’étais attendu par une princesse.

En supplément à l’amitié s’ajoutait certains petits plaisirs comme l’égrenage des haricots ou des petits pois des deux jardins, ma cure annuelle de courgettes (j’appris à mon grand étonnement qu’il y avait des courgettes jaunes, quel vieux ballot), le caviar d’aubergine maison (une pure merveille), les pieds paquets, les pavés aux herbes ou au poivre et les tropéziennes du dimanche ainsi que les apéros avec le pastis qu’il soit Bardouin ou Janot pris sur la terrasse avec vue splendide sur la vallée verdoyante ; c’était comme un rituel auquel je prenais agrément et délectation.

Sitôt arrivé, je sonnais et faisais résonner le heurtoir sur la porte, j’entendis une cavalcade dans l’escalier et une petite voix hurler « c’est lui le voilà » ; lui, c’était moi, elle, c’était la princesse. Timide, cachée derrière sa maman dont elle tiraillait la jupe, elle se découvrit peu à peu et me regarda de ses grands yeux étonnés du haut de ses presque quatre ans. Ingrid portait une robe blanche avec des ronds de toutes les couleurs ce qui m’a fait penser à une boîte de smarties. La glace ne mit pas longtemps à fondre entre nous et après les embrassades elle m’emmena voir ma chambre ; et c’est alors que le déluge verbal inattendu commença, un flot continuel, une avalanche ininterrompue, un vrai moulin à paroles à la vitesse d’un moulin à prières tibétains emballés, un torrent de phrases entrecoupées d’éclats de rire ou de mimiques sérieuses, des sentences assénées le plus sérieusement, un ton docte ou rigolard qui me laissèrent littéralement abasourdi et pantois, ouf.

 

Tu connais la maison ça fait longtemps que tu viens plus longtemps que moi tu as du faire toutes les chambres mais maintenant c’est la tienne faut faire attention pasque cette année avec les travaux on a découvert un nid de scorpions et y en a partout ils sont pas dangereux c’est pas mortel mais ça pique avec des rougeurs tiens on va regarder sous la carpette pasqu’ils aiment bien se cacher là comme dans les couvertures des lits en fait ils faut regarder partout comment t’as connu grand-père et mes parents j’ai souvent entendu parler de toi et j’avais envie de te voir tes moustaches sont plus petites que celles de grand-père mais j’aime bien quand même on va aller au jardin après la sieste je te ferais voir ma cabane on s’amuse bien avec mes cousines quand elles viennent en fait on se chamaille un peu à cause des poupées après on ira voir un peu la télé mais j’aime pas trop chez nous on a pas la télé t’as la télé toi ? j’ai envie d’apprendre vite à lire tiens tiens oh regarde là un scorpion faut l’écraser vite ouais tu l’a eu la chatte joue avec quelquefois tu faisais quoi toi avant ? je sais pas encore ce que je voudrais faire tu connais Poucette mon arrière-grand-mère celle qui parle tout le temps elle passe son temps devant la télévision à tout critiquer surtout les chaussures des femmes et les cravates de hommes ça m’fait rire pasque souvent elle a raison des fois en fait parfois elle a tort c’est vrai que tu viens toujours avec ton thé ? les grands-parents disent que t’es un peu maniaque moi je prends du lait de soja comme mon père qui veut pas grossir des fois j’aime pas tu sais les parents disent que je suis bavarde et tes enfants ils causent beaucoup aussi ? tu regarderas bien avant de te coucher y avait un scorpion dans mon lit hier soir j’ai un peu crié mais j’ai même pas eu un peu trop peur la maison est toujours en travaux peut-être que les scorpions aiment se cacher dans les pierres ououiiiii voilàààà j’arrive c’est ma mère qui m’appelle tu l’as connue tout petite comme moi ma maman ? on va prendre l’apéritif sur la terrasse mes parents ils boivent du pastis rien qu’ici pasqu’à la maison on boit que de l’eau des fois ici papa est un peu pompette il nous fait rire tu bois du pastis aussi toi ? allez tu viens sinon on se faire gronder hihihi…

Ce soir-là, comme d’habitude, le repas fut excellent ; la maîtresse de maison avait mis les petits plats dans les grands et mieux encore les grands dans les petits. A ma grande surprise, au moment de se coucher, Ingrid me demanda sous quel signe j’étais né ? ; quand je lui répondis « Scorpion », elle eut le plus beau et long fou-rire jamais entendu ; la preuve, aujourd’hui, je l’entends encore.

On se retrouvera l’an prochain dans la maison aux scorpions avec ou sans ces satanées bestioles.

 

© Jacques Chesnel

 

 

Commentaires

"deux jardins" ???

Merci pour ce récit - quand les plats ont le goût de l'amitié, ils sont invariablement réussis, non ?

Écrit par : Clopine Trouillefou | 04/09/2012

oui Clopine, un pour les fleurs, l'autre pour les légumes, un en haut, l'autre en bas

Écrit par : Jacques Chesnel | 04/09/2012

Les commentaires sont fermés.