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28/03/2011

FIN DE PARTI (E)

Quand on lui tendit le micro, ce n’est pas sa main qui trembla mais le micro, du moins c’est ce qu’il prétendit après sa brève allocution. Il avait dû beaucoup ramé, faire beaucoup de circonvolutions pour admettre à la fin qu’il avait un peu perdu, un peu seulement. Ses amis, du moins ce qu’il lui en restait, se contentèrent de ricaner comme d’habitude, on ne se refait pas, on ne le refait pas. L’après-midi, il n’était pas allé au bureau, préférant rester en famille à regarder les chaînes du câble à la télé, faire un peu de piano sur son vieux Yamaha au son pourri pour se changer les idées car les nouvelles n’étaient pas très bonnes, il faudrait trouver des arguments et surtout ne pas faire grise mine, conserver cet air mi-hautain mi-méprisant qui était plus ou moins volontairement son image de marque. Il joua quelques standards de jazz, toujours les mêmes qui plaisaient aux vieilles dames qui le soutenaient avec leurs regards énamourés ce qui lui plaisait et le rassurait mais fit quelques fausses notes qu’il essaya de noyer dans ses improvisations habituelles. A cinq heures, il alla se changer et revêtit un costume sombre sur une chemise bleue clair et une cravate bleue foncé. Se baissant pour lacer ses chaussures en croco, il ressentit un léger vertige ce qui l’inquiéta quelques secondes après, cela faisait longtemps que cela ne lui était pas arrivé, comme un léger trouble dans ses certitudes ?. Il allait falloir coûte que coûte faire contre mauvaise fortune bonne apparence mais cette fois ce serait plus difficile. Quand l’auto vint le chercher pour le bureau, il ne salua pas son chauffeur et se trompa de porte pour entrer dans le véhicule, il prit la gauche et vit comme un présage, un mauvais présage. Son arrivée fut saluée par les vrais amis, du moins par ce qu’il lui en restait constata-t’il en regardant ses mains et ses dix doigts et pensa d’un coup aux rats qui quittent le navire, déjà ?. Il accentua son sourire dans un sens moins carnassier et fit la bise à sa secrétaire qui ne tendit pas l’autre joue. Un regard vers les journalistes dont il perçut l’air narquois et se rendit dans précipitamment dans son bureau dont il ferma la porte plutôt brutalement. Assis, il respira un bon coup et assura la dizaine de personnes que tout irait bien. Il savait comment réagir à ce genre de situation et le patron le savait aussi lui faisant totalement ou presque confiance, bien que depuis quelque temps le temps justement n’était pas ou plus au beau fixe sur le tactique, car c’était bien de tactique dont il s’agissait, à adopter. Faire le dos rond n’était pas son genre, mordre il savait faire mais là pas question, cela sonnerait comme un aveu visible. Ah ! l’ironie, railler l’adversaire, voilà, non, pas cette fois, astuce au retournement trop prévisible, parler d’abord d’autre chose, voilà voilà, commencer par parler d’autre chose, les sujets ne manquant pas, oui bon mais après revenir au sujet du jour où la France entière l’attendait et boirait ses paroles que certains trouveraient imbuvables et d’autres, quelques autres ?, circonstanciées, voilà voilà : circonstanciées, le mot adéquat. Pas besoin de notes, tout devenait de plus en plus clair, il esquissa un sourire de circonstance (bien entendu) qui rassura ce qui lui restait d’amis du moins pour l’instant car il savait qu’un jour cela pourrait, devrait, changer sinon il lui faudrait écoper l’eau de la barque après le naufrage. Il se leva, passa un coup de peigne dans les quelques cheveux sur son front dégarni ce qui lui donnait cet air de crâneur qui lui allait si bien, rajusta sa cravate, but une gorgée d’eau, c’est à vous dans trois minutes, les caméras sont prêtes, quand faut y aller.

Il se racla la gorge, fit un clin d’œil à sa secrétaire qui ne lui rendit pas, et sortit sous le feu des projecteurs.

Il commença son allocution avec un large sourire, mesdames, messieurs, chers amis, les choses étant ce qu’elles sont, je voulais vous dire que…

Il sortit sous de rares applaudissements et quelques ricanements puis se fit communiquer les derniers chiffres ; ce n’était pas bon, mais alors bon pas du tout.

 

© Jacques Chesnel

13:16 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

26/03/2011

HISTOIRE TROP COURTE

Lorsqu’elle claqua la porte, il alla claquer tout son fric.

Lorsqu’elle découvrit le pot-aux-roses, il était à découvert.

Lorsqu’elle tomba dans la déprime, il s’affala sur son sofa.

Lorsqu’elle se mit à grossir, il ne fit pas le poids.

Lorsqu’elle refit surface, il avait déjà plongé.

Lorsqu’elle s’adjugea un amant, il perdit sa copine.

Lorsqu‘elle prit son pied, il avait pris les devants.

Lorsqu’elle eut son accident d’auto, il ne fut pas cabossé.

Lorsqu’elle rendit l’âme, il avait déjà perdu l’esprit.

Lorsqu’elle grimpa au ciel, il monta sur ses grands chevaux.

 

Moralité : Lorsqu’on ne peut pas faire plus long, on arrête là.

 

© Jacques Chesnel

 

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18/03/2011

THÉO DORT

 

Théodore dort donc ; profondément, sans rêve, du moins le croyons-nous car il n’est pas agité, lui qui souvent bouge au lit. Théodore a diné, sobrement comme tous les soirs et s’est couché de bonne heure comme tous les soirs aussi, c’est-à-dire vers vingt-deux heures vingt-deux ; il a lu pendant quinze minutes le même passage du même livre qu’il connait par cœur et qu’il déteste : c’est son somnifère personnel et secret. Théodore dort enfin du sommeil qu’on dit du juste. Justement, il faut savoir que Théodore est célibataire contre son gré, théologien quoique non croyant mais s’intéressant théoriquement à la théosophie, c’est pourquoi il se fatigue très vite et se couche tôt afin de dormir sans songeries ou autres cauchemars. Pour notre endormi, la théosophie est-elle bien l’art d’enculer les mouches ou autres petites bébêtes à défaut de se farcir le démon qui court après lui, nourri de mauvaises intentions et comptant bien parvenir à ses fins inavouables et inavouées mais néanmoins vouées aux gémonies suivant les théorèmes que Théodore qui dort échafaude hors de son sommeil ?, telle est la question qu’actuellement il ne se pose pas mais que par contre on peut (se, vous) poser. Théodore dort donc, la bouche ouverte ou bien grinçant des dents, sa respiration est calme, il déglutit quelques fois et se réveille toujours entre trois heures et trois quinze pour un petit pipi et un grand verre d’eau de Vittel vite avalé et rapidement se rendort Théodore d’un sommeil toujours aussi profond. Si parfois, quelque songe l’effleure, il n’en laisse rien paraître ou ne veut en tirer nulle conclusion, ce n’est pas dans ses habitudes et dieu sait s’il en a dont il voudrait bien se défaire : il pète au lit, oui, il pète au lit consciemment ou non, avec non seulement quelque soulagement intestinal mais aussi une sorte de volupté familière se délectant des odeurs qui le culpabilise mais comment se retenir la question est vite évacuée à la vitesse des gaz évaporés avec un sorte de plaisir coupable en plus de la fuite bienfaisante. Donc Théodore dort et pète au lit, c’est entendu, suffisamment aussi pour comprendre et supporter cette solitude, les expériences d’un voisinage féminin ou masculin s’étant soldées par des échecs répétés en raison de ses bruits et odeurs non supportés par ces personnes du sexe opposé ou identique malgré leurs compréhensions, et même parfois leur compassion.

Théodore dort et pète, pète et dort, c’est tout Théodore.

 Quand Théodore ne dort pas il pète quand même des pets diurnes différents des pets nocturnes le mettant dans une certaine pétaudière auprès des personnes qu’il fréquente de moins en moins à son grand regret, notamment quelques individus plutôt prétentiards et pète-sec, ce qui le rend encore plus péteux ou en pétard devant leurs regards pétillants et/ou désapprobateurs. Dans certaines occasions il aimerait alors filer ailleurs comme un pet sur une toile cirée, lâcher une belle mouette, cracher une vraie perlouse du tonnerre, pousser  un grand vent venteux de ventilateur performant pour se faire oublier ; impossible, mieux vaut rester impassible dans ces moments-là et se retenir, refouler les expulsions, retarder les émissions, freiner les exhalaisons, envisager par contre, hélas,  ces prémonitoires gargouillements parfois audibles et remarqués car remarquables (comme dit l’autre dauphin du monarque) par leur intensité et leur répétition…

Alors, me direz-vous, si Théodore dort donc encore, n’allons surtout pas le réveiller… paf !, il vient de péter, comme d’habitude… on ne changera pas un dormeur si particulier ; si particulier, dites-vous ?... vous n’avez pas de gaz, vous ?, ni de gargouillis ?... et bien voilà, moi je pète et répète que je pète, comme Théodore qui dort encore… chut.

 

                   ©  Jacques Chesnel

 

13:54 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

08/03/2011

L’AS DE LA RAMASSE

 

  On l’appelait l’as de la ramasse et quand on lui demandait pourquoi, il répondait que son cou penché provenait de l’époque où il était portefaix (mot qu’il préférait à débardeur, ce vocable désignant pour lui le maillot de corps échancré qu’il portait par tous les temps) à cause d’avoir porté trop de ces putains de kilos de colis ce qui m’a fait du tort. Depuis toujours, il ne connaissait plus ou ne voulait plus connaître son prénom si bien qu’il répondait à hé salut Rémy par un doigt d’honneur qui lui faisait pencher le cou de l’autre côté avec difficulté sans l’ombre d’un sourire ; quant à Martin, son patronyme, il disait préférer la bière plutôt que le cognac du même nom.

A l’heure de la retraite, Torticolis se mit à ramasser tout ce qu’il trouvait par peur de manquer en raison du faible revenu accordé après quarante ans de bons et si peu déloyaux services récompensés par une médaille de la ville comme trophée remis par le maire en drôle de personne avec vin mousseux réchauffé et le discours blabla vous pouvez être fier, mon cher Rémy Martin du devoir accompli pour notre communauté et blablabla, ce qui lui faisait une belle jambe disait-il avec la preuve de son sourire, putain il sait pourtant qu’on me nomme Torticolis maintenant, Tor-ti-co-lis, enfin M’sieur l’Maire depuis l’temps. Donc, d’abord sur les quais, il commença à ramasser et stocker dans son modeste deux pièces tout ce qu’il trouvait principalement d’utile puis peu à peu d’inutile et ce fut du rassemblement, de l‘accumulation, de l’amoncellement, de l’empilement, de l’entassement, de l’accroissement, de la superposition allant jusqu’à l’agglomérat et l’engorgement, métaux fréquemment utilisés puis métaux rares, singuliers ou rares… puis au cours de ses longues promenades tout ce qu’il pouvait dégoter, chiner, ensuite ce fut le tour des vidoirs, dépotoirs, vide-ordures, poubelles collectives ou individuelles ; les voisins, les gens, étonnés, moqueurs, railleurs ou rieurs, commencèrent à lui donner ce dont ils voulaient se débarrasser sachant que ce n’était pas pour en faire commerce mais pour satisfaire à ses besoins ou à une lubie de vieux solitaire. Torticolis s’entendit affubler d’un sur nom supplémentaire Ramasse-miettes, père Ramassis, Trouve-par-terre et autres appellations qu’il prenait avec un sourire sans ombre. Il ne recevait personne depuis longtemps, tous ses collègues ou copains étaient ou disparus ou morts la plupart à cause de l’alcoolisme alors que lui à part une petite bière de temps en temps…

Ramasse.jpg

 Il avait refusé l’aide sociale, je peux me débrouiller tout seul, les assistantes avaient été éconduites après avoir essayé de le raisonner, mais Monsieur Martin nous pouvons vous aider, on est pour ça, je n’ai besoin de rien et puis d’abord je m’appelle Torticolis, Tor-ti-co-lis, insistait-il, les dames pouffaient. Les jeunes gens de son quartier, ceux qu’on désigne péjorativement comme « les jeunes » le prirent en affection et lui attribuèrent la distinction suprême de « l’As de la Ramasse », l’invitèrent à leurs réjouissances qui consistaient à se retrouver dans une cave pour discuter toute la nuit en fumant des joints, ce qui l’enchanta. On le vit alors déambuler dans tous les coins de la ville à la recherche de nouveaux jeunes compagnons qui lui offrirent bandanas, blousons, pantalons et santiags, il devenait méconnaissable aux yeux des habitants, reconnaissable à sa seule déformation physique, son problème de cervicales. Il commençait à traîner un peu la jambe, à se mouvoir avec difficulté et à se baisser pour la collecte,  confondant souvent un tel avec un autre, tel objet avec un autre, bref, Torticolis entrait dans le troisième âge et sortait de moins en moins souvent. Bientôt, on ne le vit plus du tout jusqu’au jour où les voisins alertés par l’odeur émanant de son appartement appelèrent la police qui eût du mal à pénétrer à cause d’un capharnaüm indescriptible du sol au plafond, un bordel monstre.

Au milieu de tous ces objets, outils et ustensiles innombrables, ces bouts de tout et de rien, Torticolis, l’As de la Ramasse s’était ramassé tout seul. On trouva dans sa main la médaille de la ville mais on ne voyait  plus l’ombre de son sourire.

 

©  Jacques Chesnel     illustration : © Buz     

 

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