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08/03/2011

L’AS DE LA RAMASSE

 

  On l’appelait l’as de la ramasse et quand on lui demandait pourquoi, il répondait que son cou penché provenait de l’époque où il était portefaix (mot qu’il préférait à débardeur, ce vocable désignant pour lui le maillot de corps échancré qu’il portait par tous les temps) à cause d’avoir porté trop de ces putains de kilos de colis ce qui m’a fait du tort. Depuis toujours, il ne connaissait plus ou ne voulait plus connaître son prénom si bien qu’il répondait à hé salut Rémy par un doigt d’honneur qui lui faisait pencher le cou de l’autre côté avec difficulté sans l’ombre d’un sourire ; quant à Martin, son patronyme, il disait préférer la bière plutôt que le cognac du même nom.

A l’heure de la retraite, Torticolis se mit à ramasser tout ce qu’il trouvait par peur de manquer en raison du faible revenu accordé après quarante ans de bons et si peu déloyaux services récompensés par une médaille de la ville comme trophée remis par le maire en drôle de personne avec vin mousseux réchauffé et le discours blabla vous pouvez être fier, mon cher Rémy Martin du devoir accompli pour notre communauté et blablabla, ce qui lui faisait une belle jambe disait-il avec la preuve de son sourire, putain il sait pourtant qu’on me nomme Torticolis maintenant, Tor-ti-co-lis, enfin M’sieur l’Maire depuis l’temps. Donc, d’abord sur les quais, il commença à ramasser et stocker dans son modeste deux pièces tout ce qu’il trouvait principalement d’utile puis peu à peu d’inutile et ce fut du rassemblement, de l‘accumulation, de l’amoncellement, de l’empilement, de l’entassement, de l’accroissement, de la superposition allant jusqu’à l’agglomérat et l’engorgement, métaux fréquemment utilisés puis métaux rares, singuliers ou rares… puis au cours de ses longues promenades tout ce qu’il pouvait dégoter, chiner, ensuite ce fut le tour des vidoirs, dépotoirs, vide-ordures, poubelles collectives ou individuelles ; les voisins, les gens, étonnés, moqueurs, railleurs ou rieurs, commencèrent à lui donner ce dont ils voulaient se débarrasser sachant que ce n’était pas pour en faire commerce mais pour satisfaire à ses besoins ou à une lubie de vieux solitaire. Torticolis s’entendit affubler d’un sur nom supplémentaire Ramasse-miettes, père Ramassis, Trouve-par-terre et autres appellations qu’il prenait avec un sourire sans ombre. Il ne recevait personne depuis longtemps, tous ses collègues ou copains étaient ou disparus ou morts la plupart à cause de l’alcoolisme alors que lui à part une petite bière de temps en temps…

Ramasse.jpg

 Il avait refusé l’aide sociale, je peux me débrouiller tout seul, les assistantes avaient été éconduites après avoir essayé de le raisonner, mais Monsieur Martin nous pouvons vous aider, on est pour ça, je n’ai besoin de rien et puis d’abord je m’appelle Torticolis, Tor-ti-co-lis, insistait-il, les dames pouffaient. Les jeunes gens de son quartier, ceux qu’on désigne péjorativement comme « les jeunes » le prirent en affection et lui attribuèrent la distinction suprême de « l’As de la Ramasse », l’invitèrent à leurs réjouissances qui consistaient à se retrouver dans une cave pour discuter toute la nuit en fumant des joints, ce qui l’enchanta. On le vit alors déambuler dans tous les coins de la ville à la recherche de nouveaux jeunes compagnons qui lui offrirent bandanas, blousons, pantalons et santiags, il devenait méconnaissable aux yeux des habitants, reconnaissable à sa seule déformation physique, son problème de cervicales. Il commençait à traîner un peu la jambe, à se mouvoir avec difficulté et à se baisser pour la collecte,  confondant souvent un tel avec un autre, tel objet avec un autre, bref, Torticolis entrait dans le troisième âge et sortait de moins en moins souvent. Bientôt, on ne le vit plus du tout jusqu’au jour où les voisins alertés par l’odeur émanant de son appartement appelèrent la police qui eût du mal à pénétrer à cause d’un capharnaüm indescriptible du sol au plafond, un bordel monstre.

Au milieu de tous ces objets, outils et ustensiles innombrables, ces bouts de tout et de rien, Torticolis, l’As de la Ramasse s’était ramassé tout seul. On trouva dans sa main la médaille de la ville mais on ne voyait  plus l’ombre de son sourire.

 

©  Jacques Chesnel     illustration : © Buz     

 

19:06 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

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