31/05/2014
MON ÉTÉ 44
L'année de mes 16 ans, juillet, le premier mois de liberté enfin retrouvée.
Je portais des lunettes, souvent des pantalons de golf, je terminais ma période zazou, je n'avais pas de moustache (car je n'avais pas encore rencontré le pilote de la RAF et son superbe attribut qui me servira de modèle jusqu'à aujourd'hui) j'étais maigre comme un clou, encore puceau, enfin presque, et je jouais de la clarinette en autodidacte ; la veille on avait répété de nouveaux morceaux pendant le bombardement du centre-ville, on avait l'habitude depuis le 6 juin au matin, on prenait depuis notre mal en patience et on attendait d'être libérés.
Les bombes qui tombaient sur le centre-ville étaient notre principale terreur ; j'allais chez un copain sur le toit-terrasse de sa maison et nous regardions les destructions à la longue vue, c'est ainsi que j'ai vu tomber le clocher de l'église Saint-Pierre, la mairie voler en éclats et des quartiers entiers disparaître en quelques secondes, boum !. Ce dont nous avions le plus peur ma famille et moi c'était des obus, ceux venant de nos libérateurs vers les forces d'occupation, du nord au sud, puis après la libération l'inverse, celles des repaires, planques et tanières de la wehrmacht vers les forces alliées et plus précisément des canadiennes basées près de chez nous, une pluie d'obus, puis des tirs soutenus ou sporadiques…
Ce matin là du 9 juillet, dans notre quartier de Venoix, nous étions encore dans la cave parce que ça les bombes tombaient toujours quand, pendant une accalmie, un voisin nous appela, ils sont là, c'est moi le premier qui les ai vus, ils sont là ; nous sortîmes et au coin de la rue il y avait une chenillette avec trois soldats dedans qui nous font signe d'approcher et demande à mon père : « vous avez pas vu des allemands par là » avec un drôle d'accent (v'savez point vu d'allemins par lô) vous êtes qui ? demanda mon père, « des canadiens français, on est en patrouille », mon père fit le salut militaire, ma mère se mit à pleurer et mon frère et moi à rire bêtement, on ne comprenait rien. Lorsqu'ils sont repartis, mon père à dit ya plus qu'attendre la suite, c'est à dire cinq longs jours où toute une compagnie arriva et s'installa dans notre quartier, une partie devant chez nous… et c'est là que commence l'histoire de l'Indien
Notre indien
D'abord, était-il Iroquois ou bien appartenait-il à la tribu de Mohawks ou des Hurons, nous ne le sûmes jamais, nous ne lui avons jamais demandé, c'était notre Indien à nous, pas besoin de savoir ; par contre, ça coiffure en « crête » ou « coupe mohawk », cheveux rasés sur les côtés nous intriguait ainsi que les quelques amulettes accrochées au ceinturon mais on n'a jamais voulu le questionner, cela faisait partie du mystère alors que je venais juste de terminer « Le dernier des Mohicans ».
Donc, notre Iroquois, incorporé dans une unité de l'armée canadienne avait débarqué mi-juin; nous le reçurent en héros dans notre famille ainsi que quelques autres soldats de la Belle Province, cousins très bavards avec leur accent typique alors que lui parlait rarement, quelques mots seulement avec le Capitaine Grégoire. Ma maman, fille de militaire (notre grand-père ancien aide de camp d'un Maréchal de la Grande Guerre) avait trouvé l'occasion de réaliser son rêve : être la cantinière du régiment, elle qui regrettait tant de n'avoir pu le faire en 14/18 car trop jeune. Nous faisions ripaille avec les boites de singe et autres rations du contingent, avec les légumes de notre jardin qui disparurent à une vitesse phénoménale ainsi que le beurre lait et camemberts que nous allions chercher mon frère et moi parfois sous la mitraille chez des fermiers voisins, nous dégustions aussi les tartes que la cantinière fabriquait en chantant comme on ne l'avait jamais entendu depuis ces années d'occupation. Les tablées étaient animées, joyeuses, les soirées interminables, tant d'événements à raconter, tant de choses à se dire avec parfois des moments de nostalgies quand les soldats nous montraient les photos des femmes, enfants, fiancées, parents
Mais nous n'étions pas encore sortis des bombardements. En effet, un groupe de soldats allemands replié à quelques kilomètres dans une carrière avait installé une ou deux roquette(s) qui nous distribuaient généreusement et régulièrement quelques salves qui passaient en sifflant au-dessus du quartier avec une régularité inquiétante en espérant pouvoir échapper à l'une d'elles. Le Capitaine Grégoire estima qu'il fallait en finir et demanda un volontaire en regardant fixement notre Iroquois qui avait compris et se déclara prêt. Il dit quelques mots au capitaine qui demanda à mon père s'il pouvait avoir un peu de cette eau de feu qu'il appréciait tant qu'il but près de la moitié de la bouteille sous nos yeux ébahis. Il partit tout de suite, aux environs de 17 heures.
Pendant deux jours, ces fumiers de boches continuaient à nous asperger et on redoutait la prochaine bordée de leurs saloperies qui serait pour nous… dans la nuit du deuxième jour, le silence nous inquiéta d'abord, et si c'était pour mieux repartir et cette fois de plus en plus fort, à moins que… au matin du troisième jour, toujours ce silence mais le capitaine regarda mes parents avec un sourire qui en disait long ; au moment de se mettre à table à midi, il y eut comme un raffut parmi les soldats et notre Indien arriva toujours aussi digne mais paraissant plus décharné que jamais dans son uniforme poussiéreux et déchiré, regarda mon père qui comprit immédiatement et ressortit la fameuse bouteille dont notre héros vida le reste d'un coup. D'un signe éloquent, le Capitaine Grégoire sollicita une explication et notre Iroquois fit le chiffre 3 avec sa main droite avec laquelle il fit semblant de se trancher la gorge. Il partit se coucher discrètement au milieu des cris des hourras et des larmes. Plus tard, nous apprenions par ses camarades qu'il avait repéré les engins grâce au tracé des obus, localisé l'endroit dans cette carrière de pierres, rampé pour y arriver en attendant la nuit, aperçu les trois soldats qu'il avait égorgé un à un après avoir pratiqué des feintes autrement dit des ruses de Sioux bien qu'il fut Iroquois comme on le croyait.
Quelques jours après, le bataillon devait partir pour suivre l'évolution du front. Après des adieux que l'on dit à juste titre déchirants tant d'amitiés s'étant affirmées, la troupe nous quitta avec force embrassades et promesses de s'écrire après la fin de la guerre et peur-être se revoir là-bas chez Sasseville ou Lêvèque nos meilleurs copains… À l'heure du dîner, ma mère appela mon frère plusieurs fois dans la maison sans résultat, je partis à sa recherche dans nos aires de jeux habituelles aux glissades notamment, pas de frère, personne ne l'avait vu depuis le départ de la troupe ; à la tombée de la nuit, une chenillette nous rapporta mon frère qui s'était caché dans un camion et voulait continuer la bataille avec eux. Je revois encore le visage énigmatique de notre Iroquois et enfin son franc sourire lorsqu'il embrassa Maman en lui remettant en mains propres son petit guerrier furieux de revenir.
La douche écossaise
Il y a quelques jours, je suis tombé, façon de parler, sur un article dans un journal au sujet de la douche écossaise que prend tous les jours un ministre du gouvernement, alors je me suis précipité, façon de parler, sur mon Robert des expressions et locutions, j'y ai trouvé ceci : traitement fortement contrasté, où l'on est alternativement bien ou mal traité… la douche écossaise étant donc une hydrothérapie par jets d'eau alternativement chauds et froids, l'expression datant de la fin du XIXième siècle, fin de citation. Je m'étais toujours demandé pourquoi le fait de prendre une douche me faisait immanquablement penser au sifflement des bombes ou des obus, il devait bien y avoir une explication logique ou pas… était-ce pour cela que je ne prends que des bains depuis si longtemps… pour ne pas entendre le sifflement de ces satanés explosifs ?. Je passe vite sur les gros problèmes dudit ministre pour vous conter ce qu'est pour moi une véritable douche écossaise, telle que je l'ai vécue quelques jours après le débarquement de juin 44.
Je ne peux maintenant préciser le jour exact mais l'heure, oui, vers dix heures ce matin-là. Nous avions passé toute la nuit dans la cave de notre maison récemment construite avec des planchers en béton armé ce qui nous rassurait un peu, quoique, il y avait eu quelques tirs mais au matin cela recommença de plus belle (façon de parler) et cela sifflait fort au-dessus de nos oreilles, (il y avait des poches de résistance de l'armée allemande)… quand nous avons entendu une musique qui semblait se rapprocher, ce n'était donc pas la radio qu'on aurait oublié d'éteindre ; surmontant notre peur, nous montâmes à l'étage pour voir arriver un groupe de soldats (une vingtaine) marchant en rangs, en kilt et calot à rubans, serviette de bains sur l'épaule, avec à leur tête un joueur de cornemuse qui jouait : des soldats écossais allant prendre leur douche à l'établissement de bains tout proche, indifférents au tintamarre et au danger tandis que les obus allemands passaient au-dessus d'eux sous une pluie d'orage étouffante et battante… Je ne me souviens plus de les avoir entendu repasser ; par contre, j'ai encore et toujours dans la tête la musique du cornemuseux, la vision de ces hommes imperturbables sous les rafales, puis plus tard le bruit énorme d'un obus tombant sur la maison d'en face, pas la nôtre, comme quoi le béton armé…
Depuis ce temps fort lointain, je sais vraiment ce qu'on entend par « douche écossaise », moi qui ne prend que des bains pour éviter d'entendre le sifflement des obus…
Un soldat allemand, un blondinet
J'ai aussi un autre souvenir que je vais conter sous la forme d'un témoignage où se mêlent réalité (ce qui m'est arrivé) et la fiction (le récit imaginé de ce soldat bien réel) :
J'avais 18 ans et l'armée m'avait envoyé sur le front de Normandie quelques jours après le débarquement des alliés ; Hitler affolé menait à l'abattoir les vieux, les jeunes, tous ceux qui pouvaient défendre sa fureur guerrière à l'agonie. Mon arrière-grand-père était mort pendant la guerre de 70, mon grand-père trois jours après l'armistice de 1914 car la nouvelle n'était pas parvenue dans certaines tranchées éloignées, mon père avait été tué au début de ce conflit, foudroyé le deuxième jour, mon frère se trouvait maintenant sur le front russe et moi j'arrivais exténué dans les environs de Caen, à l'aéroport de Carpiquet ou où l'armée en déroute avait enterré et camouflé les tanks pour les dissimuler face à l'aviation britannique qui pilonnait sans cesse, avec comme mission impossible de repousser la prise de la ville en attendant des soutiens qu'on n'espérait plus. Les forces ennemies, britanniques et canadiennes se trouvaient déjà dans les villages environnants, nous avions du mal à les cerner sous la pluie continuelle de bombes, je n'avais pas mangé depuis trois jours, pas dormi d'autant… je frappais à de nombreuses portes de maisons vidées de leurs occupants, je mâchonnais quelques racines dans les jardins à l'abandon, des fraises sous des colonies de fourmis… je flottais dans mon uniforme et mes armes, fusil et grenades me semblaient peser des tonnes, une sorte de fièvre me donnait des hallucinations, j'entendais gémir les mourants, je voyais des morts partout… je ne croisais personne dans les rues ou sur les routes, parfois une chenillette roulant à toute allure, les nuits sentaient la poussière, la poudre, la mort… en pillant une cave je trouvais une bouteille cachée derrière un tas de fagots, de l'alcool que je bus en deux heures avec ensuite des moments interminables de vomissements et brûlures… j'étais comme un cauchemar à l'intérieur d'un cauchemar, j'errais à la recherche de mes compagnons, à la recherche de je ne savais plus quoi… aux portes de Caen, un soir au coucher de soleil de juin, je frappais à coups de crosse au hasard des portes, alors que je ne me faisais plus d'illusions, quand une porte s'entrouvrit… un jeune garçons, blondinet de 15 ou 16 ans se trouvait devant moi, il essaya de refermer la porte que je repoussais le plus vigoureusement, « Papa, Papa, appela-t-il, il y a un bo… un soldat allemand »… le père furieux arriva d'une pièce où cela sentait la cuisine et où on entendait la radio, « à manger tout de suite ou bien je fais sauter la maison» dis-je avec mon épouvantable accent français en lui montrant une grenade, une femme inquiète vint ensuite en disant nous n'avons rien non, rien, je répétais « manger maintenant ou... »… le jeune garçon dit « attendez », alla dans la cuisine et revint avec un œuf dur et un morceau de pain, « c'est tout ce que j'ai à vous donner, c'est mon repas »… je suis parti comme un voleur sans rien dire… vers mon destin… avant que je me rende ou que...
Oui, ce blondinet, c'était moi, quelques heures avant que n'arrive la fameuse chenillette de nos premiers libérateurs.
© Jacques Chesnel
22:25 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (3)