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01/04/2014

ORSON WELLES

 

Cette année-là, j’avais été accueilli non pas par une, mais par des trombes d’eau, des avalanches de pluie drue et froide pour un mois de juillet, bref le déluge. Pas d’arrêt au parking déjà encombré (il devait y avoir pas mal de monde, remarquai-je), plutôt directement et provisoirement devant l’entrée principale… ça commençait bien !, contrairement aux années précédentes si ensoleillées et chaudes à Belavit. Des signes amicaux de la main des occupants derrière les fenêtres, contradictoires, venez vite pour les uns, attendez pour les autres, c’est ce que je comprenais, putain de flotte… et en plus d’après la météo, l’été serait pourri, certains paysans disant toujours oh ben vous savez dessus c’est tout sec et dessous c’est tout pourrrrrri avec encore plus de rrrrrrroulement… bon on était prévenu ; il y avait de quoi assurer chez nos hôtes question alimentation et ce qui va avec, pour les longues soirées aussi, le piano ½ queue, des partitions, des tonnes de livres, de disques 33 tours et CD et autre lecteur de DVD pour les amateurs de cinéma que nous étions tous ou presque… j’avais choisi et emporté quelques sélections de célèbres pointures, Bergman, Buñuel, Carné, Scorsese, Truffaut, Visconti et pour moi le plus grand d’entre tous, le génie à l’état pur, Orson Welles…

 

J’avais sagement poireauté une bonne heure, débarqué dans la gadoue, reçu comme une altesse royale et bu un thé suivi de quelque chose d’irlandais de plus corsé ensuite… la fête pouvait commencer, les agapes aussi, cela continuait en fanfare… Pas question de terrasse par ce temps là, nous étions presque entassés dans la grande cuisine, table géante, bonnes bouteilles et saveurs prometteuses, oublié le déluge et à la tienne Etienne je veux mon neveu tu parles Charles, ce genre de conneries… Le repas fut copieux et animé comme d’habitude, blagues, rires, toasts, encore un peu de fromage quelques fruits, rires niais… pas le temps de dire ouf, champagne brut de décoffrage, allez la veuve Cliquot, encore une tite goutte, oui, ma voisine (la ricaneuse, toujours la même blonde) wouah rota-t-elle ça réchauffe pas vous… et hop, on débarrasse la table, tout au lave-vaisselle et tout le monde au salon… où comme d’habitude de petits groupes se formèrent pour finir la soirée et commencer la nuit… de la musique, Chet Baker avec Mickey Graillier, amateurs de jeux divers et pour d’autres le cinoche en réduction devant la télé et le choix du premier film… bon alors aux voix, un Buñuel, va pour Le charme discret de la bourgeoisie, quelqu’un railla oh on est entre nous n’est-ce pas, très drôle dit un autre et chut ça commence… commentaires en cours, rires ou grincements… fin. Bon dis-je, il est trop tard pour un autre ? non alors un Welles (j’avais apporté les trois shakespeariens, Macbeth, Othello et Falstaff) allez comme tu veux tu choises, va pour Othello, ôtez l’eau y reste pas grand chose suggéra un invité déjà imbibé… personne ne connaît ? 1952, palme d’or à Cannes, vous allez pas être déçus les p’tits gars…moteur, départ.

 

Aussitôt tous scotchés par le noir et blanc, éclairage et cadrage superbes, Orson le Maure de Venise impérial, la délicate Desdémone interprété par la canadienne Suzanne Cloutier qui remplaça Cécile Aubry initialement prévue, un Iago retors à souhait, Iago ah le salaud diffusant le poison de la jalousie, qui complote, magouille, soudoie, corrompt, puis décide qu’il faut supprimer le brave Rodrigo… la scène du meurtre dans l’établissement de bains (tournée dans le hammam d’Essaouira, l’ancienne Mogador) où il plante son épée à travers les lattes de bois à la recherche de la victime, et que je te transperce avec une incroyable fureur au hasard là, là puis encore là, le voilà, une incroyable sauvagerie, les chairs meurtries, égratignées, lacérées, écorchées, déchirées, écartelées, tailladées, déchiquetées par la dague, et maintenant tout s’emmêle inexorablement c’est Lady Macbeth qui tend les poignards à un Macbeth halluciné pour tuer, massacrer, égorger, éventrer, fouailler, dépecer, dépiauter le roi Duncan, Macbeth et ses poignards ensanglantés, dégoulinant du sang royal et alors voici Falstaff caché pendant la terrible bataille de Shreasbury avec ces centaines de soldats dans la brouillasse et la bouillasse, la piétaille sauvagement mutilée hurlant sous les ordres, cris de guerre et plaintes des mourants à fendre l’âme, ces blessés agonisant, cadavres dans la fange innommable, les nobles en armure ferraillant dans leurs armures cling cling gling montés sur des chevaux apeurés, hennissant et piaffant, aux yeux exorbités pendant que Iago s’acharne sur Rodrigo qui s’effondre désarticulé, la béance des plaies et Macbeth hébété, son épouse, va tue aussi les garrrrdes Macbeth tue les, tous ces cris déchirés et déchirant, ceux des trois sorcières piaillant vociférant, la prédiction, la forêt de Dunsinane qui avance, Macbeth hagard, Othello errant, Orson démiurge shakespearien aux yeux déments et revoilà Iago ladre assoiffé de ce sang qu’il fait gicler, flot continu, torrent pourpre, avalanche carmine, cascade de magenta et déluge d’amarante qui se répandent partout sur moi, il faudrait que je me protège mais comment…non non arrêtez…et et et…

oh oh hé l’ami réveille-toi bon dieu, calme toi, ces bras qui me secouent, secousse encore, une petite claque, une grande baffe ça va hein ça va dis, répond nous… c’est quoi ce sang ? oh ! tu était dans un tel état, une telle agitation… à nous faire vachement peur, tu sais… qu’est-ce qui s’est passé, dis…

… alors camarades, ce film, hein ? formidable, non ?...

 

© Jacques Chesnel 

02:49 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (1)