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21/12/2013

L'ÉTREINTE DE BANLIEUE

 

(à Jacques Barozzi qui comprendra pourquoi)

 

Avec la crise, à cause de la crise, Alain avait décidé comme beaucoup d'autres, de réduire sa consommation de carburant trop cher, sensible également qu'il était aux problèmes de pollution et d'environnement depuis qu'il avait été séduit par les écolos, surtout ceux avec Dany le rouquin qu'il avait connu en mai 68 à Paris lors des manifs en balançant des pavés ; donc pour aller au boulot, prendre le train, pas marrant surtout quand on avait pris l'habitude de la bagnole même pour aller chercher son pain à la supérette à côté ; mais bon, cela changeait du train-train habituel, le matin il fallait se manier le train et au train où vont les choses ce n'était pas toujours à fond de train, il avait toujours eu du mal à se mettre en train, il n'y avait que le caoua qui le secouait un peu, en somme pour se botter soi-même le train ; maintenant il fallait réduire un peu le train de vie et éviter de prendre celui de nuit parce qu'on disait que sur cette ligne là aussi…

Depuis le départ fracassant de Claudia qui lui reprochait souvent de ne pas être un boute-en-train et d'avoir engagé un détective pour lui filer le train vu ses infidélités, Alain ne pouvait plus se permettre de mener grand train avec un gros salaire en moins et cela l'obligeait souvent à prendre le train en marche… 

Comme par ce beau matin du mois de mai quarante après les événements, putain comme le temps passe trop vite, se dit-il en montant dans le wagon de ce train dit de banlieue, celui de tête comme d'habitude. A l'arrêt suivant, il remarqua le peu de monde sur le quai contrairement aux autres jours tiens ?, une seule personne entra dans le wagon : Veronika Lake, reconnaissable à sa silhouette longiligne et surtout cette chevelure blonde cachant son œil droit. Oui, vous avez bien lu, vous ne rêvez pas, LA Veronika Lake, la vedette de La clé de verre, Tueur à gages, Le dahlia bleu, la star de tous ces films avec Alan Ladd comme partenaire. Elle regarde longuement et attentivement Alain alors que le train redémarre, elle s'approche de lui et dit lentement en français avec une pointe d'accent yankee : bonjour Alan, cela fait bien longtemps, que devenez-vous ? faites-vous toujours du cinéma, moi j'ai arrêté depuis si longtemps, on s'est bien amusés, non ? le cinéma a tellement changé mais vous, vous êtes resté le même, le même Alan qu'autrefois, mon cher acolyte des bons et moins bons moments, rappelez-vous nos visages affichés sur les murs de Broadway en 1942 : VERONIKA LAKE and ALAN LADD in THE GLASS KEY, a great movie by STUART HEISLER, les colères de la script-girl, les plaisanteries vaseuses des techniciens et les cuites de Dashiel Hammett…

Alain, qui se souvenait bien de ces films inoubliables, eut comme un léger vertige et fut obligé de s'asseoir, accompagné de Veronika qui lui prit doucement la main ; il pensait la retirer avec précaution mais en la gardant il voulait s'assurer que heu cette Veronika n'était pas un fantôme, un ectoplasme, une chimère, une illusion, la main qui serrait la sienne était une vraie main, son parfum lui rappelait le Dior de Claudia, sa respiration un peu haletante, ses yeux interrogeant son regard ; que lui répondre, que lui dire, il lui objecta simplement : je ne me prénomme pas Alan mais Alain, Alain Duval comme tout le monde, né à Courbevoie, je ne suis jamais allé aux Etats-Unis, je n'ai jamais fait de cinéma et c'est la première fois que je vous vois autrement que dans vos films, il y a si longtemps maintenant. Cette situation, cette plaisanterie, cette mascarade ne pouvaient durer plus longtemps. Gêné, il se leva, elle aussi tandis que le train entrait dans une nouvelle gare, il y eut un arrêt brusque et ils se retrouvèrent sans le vouloir dans les bras l'un de l'autre, alors à leur grand étonnement, leur étreinte dans ce train de banlieue dura une éternité le temps d'une seconde ou deux… 

En se détachant légèrement de lui, elle murmura à son oreille : en fait, je me prénomme Véronique, Véronique Dupont comme tout le monde, née à Chatou, je sais que tu n'es pas Alan, toi tu fais plus d'un mètre soixante-cinq, tu as le visage plus expressif… et moi, je suis brune dit-elle en retirant sa perruque blonde en un geste théâtral, mais je suis chauve car en pleine chimio et tu ne peux pas savoir, Alain, combien je suis heureuse de ces courts instants grâce à toi, avec toi, combien cette rencontre et cet enlacement furent bénéfiques, je n'y croyais plus mais je savais que cela arriverait un jour, que tu serais là, on s'accroche à des petites choses comme celle-là quand on connaît le peu de temps qui reste et que… 

Et le train entra dans un tunnel…

Noir de fin, comme au cinéma.

 

© Jacques Chesnel 

00:32 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (3)

Commentaires

Voilà une nouvelle menée à un train d'enfer qui ne sifflera pas trois fois.

Écrit par : Nicole Giroud | 21/12/2013

dites-moi, Jacques: votre Alain, il n'aurait pas fait l'armée dans le train? à moins que ce ne soit chez les gonfleurs d'hélices où il aurait été chergé de l'entretien des trains d'attérissage et cela à un train de sénateur,of course...

Écrit par : paniss | 23/12/2013

Dashiel Hammett : j'ai toujours aimé son chapeau (et ses initiales).

Cette rencontre de deux personnages qui se découvrent soudain ("Bas les masques" !) est menée tambour roulant.

La vie est sans doute un train destiné à une voie de garage : ce qui compte, c'est le boogie-woogie du transport.

Écrit par : Dominique Hasselmann | 30/12/2013

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