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23/09/2011

QUESTION DE NOURRITURE

 

Léonard vient d’avoir huit ans, parle beaucoup et chante continuellement « Suzanne », la chanson préférée de ses parents admirateurs de Leonard Cohen. On l’aime bien ce gamin mais à la fin il nous crispe un peu avec les questions qu’il nous pose sur tout avec une curiosité insatiable et obsédante. Dernièrement, lors de notre visite à nos amis ses parents, il s’est mis à nous interroger sur les aliments, sur ce qu’on donne à manger, par exemple facile, aux personnes âgées, aux animaux qu’il adore, bon jusque-là on peut répondre mais dis Antoine me demanda-t-il un jour, qu’est-ce mangent les arbres ?, les cailloux ?, les immeubles ?, les nuages et le soleil ?… alors on répondait n’importe quoi le plus sérieusement du monde avec le maximum d’humour pour le faire rire et il semblait s’en satisfaire, il nous fallait parfois partir dans des sortes d’élucubrations labyrinthiques dont nous sortions parfois épuisés d’aller chercher tout ça, ce qui nous étonnait ou nous énervait mais comme nous avions promis de répondre à toutes ses questions alors… Ses parents, nos chers amis, étaient admiratifs envers nous, de notre patience parce qu’ils avaient renoncé depuis longtemps à jouer à ce jeu qu’ils trouvaient marrant au début, intrigant ensuite, débile à la fin, bref ils avaient purement et simplement démissionné. Un jour, il nous demanda ce que mangeait Suzanne, nous lui répondîmes qu’on allait demander à Leonard Cohen mais il refusa indigné de notre inculture autant que notre paresse. Une autre fois, il nous demanda comment pouvait-on avaler dieu à genoux car il avait vu une communion pendant une messe à la télé et que pour lui absorber d’un seul coup devant tout le monde un type cloué sur une croix lui paraissait incompréhensible et au-delà de ses forces, il nous demanda même si c’était cela qu’on nommait anthropophagie, nous répondîmes que c’était un mystère ce qui lui provoqua un haut-le-cœur après fortes déglutitions. Notre non-réponse semblait l’avoir troublé car il avoua qu’il n’allait pas en rester là, il lui fallait savoir et vite parce que voyez-vous, dit-il.

Plus tard, ses sœurs, nous avouèrent qu’elles le trouvait devenu bizarre, prenant des postures de conspirateur, qu’il écoutait de la musique d’église à l’orgue ainsi que des chants liturgiques à fond dans sa chambre et qu’il lisait au lit des ouvrages qui leur paraissaient pieux bien qu’il n’ait reçu aucune éducation religieuse, ses parents étant farouchement athées et anticléricaux ; il ne posait plus de questions, à personne, ce qui dénotait un comportement pour le moins étrange en raison de sa naguère constante curiosité jugée maladive. Il exigea qu’on lui achète la bible, des livres sur la vie des saints, sur celles des anges, et comme on ne lui refusait rien… Il butait sur certains mots, s’acharnait sur certaines phrases mais ne parlait toujours pas, jamais plus, de ces nourritures terrestres qui semblaient l’obséder jusque-là ; ses parents, nos chers amis, commencèrent à s’inquiéter sérieusement mais n’osaient pas le contrarier, ce n’était pas dans leurs habitudes d’éducation. Il mangeait d’ailleurs de moins en moins allant jusqu’au jeûne une fois par semaine mais pas le vendredi, il perdait du poids ; alors débuta l’angoisse dans cette famille unie. Nous fûmes chargés  par ses parents, nos chers amis, d’essayer de voir et de comprendre ce qui se passait dans la tête de leur garçon. Dans sa chambre qui ressemblait maintenant à une cellule de moine, Léonard nous accueillit aimablement, nous demanda de nous déchausser, de nous assoir par terre et d’emblée nous posa cette question : « bon alors, qu’est-ce que ça mange un séraphin ? ».

On n’était pas sorti de l’auberge.

 

  ©  Jacques Chesnel

10:54 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (0)

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