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21/07/2015

LA FORÊT SANS MARIE

 

C’est dans une forêt oubliée que Damien rencontra Marie ; c’est dans une autre forêt retrouvée qu’il la perdit, définitivement. Depuis, il ne va plus dans les bois, il a horreur des arbres, surtout quand il y en a beaucoup. 

Déjà, tout petit, il questionnait ses parents sur pourquoi les arbres, pourquoi les feuilles elles tombent, pourquoi elles poussent, tant de pourquoi. Au lieu de vouloir être pompier ou docteur comme tous ses copains, Damien enfant voulait être arbreur ou foresteur au retour de sa première forêt. A l’école, il questionnait sans arrêt la maîtresse, Mademoiselle Lafleur, qui lui conseilla de constituer un herbier d’arbre pour les feuilles, fruits et écorces des 450 sortes qu’on trouve en France et en Europe. Il se mit au travail, devint « détective des arbres » selon son expression ; plus tard il s’intéressa à la botanique et après son bac +5, entra à l’ENGREF, autrement dit l’Ecole Nationale du Génie Rural des Eaux et des Forêts dont il sortit Ingénieur avec la mention bien. Son mariage avec une collègue sombra dans la monotonie jusqu’au jour où il entendit à la radio Le chant de la terre par une cantatrice canadienne ; il fut, comme tout le monde, bouleversé et acheta tous ses enregistrements et documents la concernant. 

Marie, était née Mary Tremblay-Jonhson à Montréal d’une mère canadienne obstétricienne, d’un père bucheron originaire du Montana. Passionnée très jeune par le chant, elle entra à quinze ans au Conservatoire de Musique et d’Art dramatique du Québec, se fit remarquer rapidement en tant que contralto vouant une passion qu’on jugeait excessive et dévorante à Kathleen Ferrier dont elle chanta le répertoire avec une préférence pour les œuvres de Gustav Mahler. Personne ne pouvait résister à son interprétation du Chant de la terre.  Vénérée par un vaste public et ayant à ses pieds les plus grands chefs d’orchestre du monde entier, Mary devenue Marie débuta une carrière internationale, elle alla de triomphe en triomphe ayant à ses pieds les plus grands chefs d’orchestre. A Paris ce fut l’apothéose, son apogée aussi. Après une semaine épuisante, promo, concerts, entretiens radio et télé, elle décida de prendre quelques jours de repos près d’un forêt en souvenir des longues promenades lors de trop courtes visites chez son père. Elle partait tous les matins à l’aube s’enfonçant de plus en plus loin pour trouver le silence parfait disait-elle ; elle se mettait quelquefois à faire des vocalises ou bien interprétait un des Ruckert Lieder ce qui l’épuisait par l’émotion qu’elle ressentait. 

Ce jour là dans cette forêt dont elle avait oublié le nom, elle rencontra deux hommes dont l’un la reconnut immédiatement, c’était Damien. Elle avait brusquement interrompu son chant, lui était comme pétrifié, rencontrer son idole de cette façon au cours d’une tournée d’inspection arboricole était une vraie bénédiction, un événement inattendu. Il l’aborda, intimidé, elle accepta la conversation, amusée autant qu’étonnée d’une telle conjoncture, un admirateur en ce lieu. Ils parlèrent longuement oubliant l’heure et l’endroit, se promettant de se revoir. Lorsqu’elle lui annonça son prochain concert à l’autre bout de la France, il décida aussitôt qu’il y assisterait. A la fin du nouveau succès, elle le reçut dans sa loge et ils s’étreignèrent longuement tandis qu’on frappait avec insistance à la porte, puis se retrouvèrent pour dîner. Après un nuit d’amour qui leur parût à la fois courte et interminable, ils décidèrent d’aller dans la forêt la plus proche, afin de revivre et ressentir une nouvelle fois leurs premières émotions dans un lieu identique. Là, il lui raconta les arbres, elle lui chanta les premières strophes de Der Abschied (L’adieu) du Chant de la terre ; arrivée à « Je sens le souffle d’un vent léger derrière les pins sombres »… elle s’écroula subitement, victime d’un arrêt cardiaque. Il ne put la ranimer. Damien courut comme un fou pour chercher de l’aide en vain et se perdit au milieu de tous ces arbres reconnus mais aux allées inconnues. 

C’est dans une forêt oubliée que Damien rencontra Marie ; c’est dans une autre forêt qu’il la perdit, définitivement.

Depuis il ne va plus dans les bois, il a maintenant horreur des arbres, surtout quand il y en a trop.

 

Jacques Chesnel

22:45 Publié dans Mes textes | Lien permanent | Commentaires (2)